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«Le Caire, mon amour»

AGORA ART CONTEMPORAIN • Le Caire se dévoile sous la plume et la baguette de la batteure genevoise Béatrice Graf, invitée à s’y produire dans le cadre d’une perfo-installation1. Chronique d’une actualité politique secouée sous un ciel social plombé.

Le 10 février dernier, je m’envole finalement pour Le Caire après avoir hésité à participer à l’expo–performance «Le Caire, mon amour» [dans le cadre du projet du même nom, initié par l’artiste peintre française Anne du Boistesselin, ndlr], alors que la situation y est incertaine. Dans l’avion, lecture intégrale du Progrès égyptien, journal francophone de la capitale. L’appel à la grève générale du lendemain y est abondamment relayé. Les chefs religieux spirituels, islamiques ou coptes, se prononcent contre. A l’arrivée, je suis attendue. Le taxi, une vieille Fiat, nous amène à bon port: un appartement à 50 mètres de la place Tahrir. Stop à l’Horreya Café. Le serveur passe toutes les cinq minutes les bras chargés de Stella, la bière locale, presque décapsulée d’office. Comme tous les débits d’alcool, l’endroit est tenu par des coptes. Le Caire en compte 10%, soit 3 millions sur 30 millions d’habitants. Avant de rentrer se coucher, petit tour avec mes accompagnateurs du côté de la place. Hormis les «Welcome to Egypt, where are you from?» (bienvenue en Egypte, d’où venez-vous?) et quelques attroupements vers les tentes des manifestants restants, rien de particulier à signaler. Tant mieux. «Ici, il y a un mois, c’était la guerre. Char d’assaut est le premier nouveau mot d’arabe que j’ai appris en novembre.»
Au souk du vieux Caire islamique, Ayman est le meilleur vendeur de sa rue. Il parle un peu de russe, d’allemand, de français, d’anglais. Comme tous les autres, il travaille sept jours sur sept toute l’année. Son rêve: pouvoir prendre un jour une semaine de vacances. Ayman n’a pas suivi l’appel à la grève générale et n’a rien gagné pour autant. Les hôtels sont vides, les touristes ont disparu. «I have to find a new job» (je dois trouver un nouveau boulot), dit-il, angoissé. Les chiffres officiels parlent de 30% de touristes en moins. Lui, pense que c’est beaucoup plus. Dans son quartier comme presque partout, les islamistes ont gagné les élections: 50% pour les frères, 25% pour les salafistes. Les frères musulmans ne sont pas mauvais, poursuit-il. Le pain, l’huile, le sucre, le pétrole sont largement subventionnés. Mais les liquidités manquent cruellement. Si le pays sombre dans la faillite, des millions de personnes n’auront simplement plus rien à manger. Les paysans n’ont pas d’argent, mais eux mangent ce qu’ils produisent. Près de chez nous, en Grèce, il y a quelques semaines, des émeutes ont éclaté quand des paysans sont venus distribuer gratuitement des tonnes de patates et d’oignons aux habitants des villes devenus du jour au lendemain des SDF avec smartphone. Une révolution ne peut aboutir que le ventre plein. Personne n’est dupe du marché que les islamistes sont en train de passer avec l’armée et les «gros chats» de l’ère Moubarak pour leur conserver certains privilèges. Personne n’a de solution. Accoucher d’une démocratie prendra du temps, au moins une génération, estime Ayman. Le samedi, départ pour le boulevard Champollion et l’immeuble fin XIXe siècle, à 100 mètres de la place Tahrir, qui abrite notre expo. Moulures, hauteurs de plafond et ferronneries de l’ascenseur attestent la beauté et le prestige passés. L’immeuble est maintenant vide, complètement délabré, à l’abandon, en raison de la spéculation immobilière. Anne du Boistesselin a réussi à négocier les clés. Un jour avant son ouverture, le propriétaire de l’immeuble fait poser une belle plaque au nom de sa société d’investissements à l’entrée.
L’installation ressemble à une forêt de paraboles de télévision qui font écho à celles disséminées partout au Caire. Ce seront mes instruments. Celle de près de 2mètres de diamètre a un son énorme: entre le chant des baleines et Einstürzende Neubauten. Le soir, je retrouve à un vernissage Joke Lanz, un ami musicien, et les autres résidents suisses de l’immeuble Pro Helvetia. Il est là depuis deux semaines. L’expo est celle d’un jeune artiste local. Des dessins sur des cartons d’emballage. Précis, détaillés, à l’encre de chine et en couleurs. Des scènes de rue, de batailles, de mort, de monstres, d’araignées gigantesques qui rentrent dans la bouche. L’allégorie de ce qui s’est passé 100 mètres plus loin est évidente. Le trash contraste avec le chic de l’endroit.
Le jour de l’expo, j’installe ma batterie d’enfant et j’invite ceux qui veulent à jammer avec moi sur des objets transformés en percussions. La sauce prend. La musique est un langage immédiat et universel. Anne expose un pseudo magasin de lingerie fine. Elle a dessiné et collé des modèles sexy sur des mannequins moulés. J’en recycle illico un, inutilisé, en percussion. Austère, sérieuse, je prends un malin plaisir à jouer avec mes mains sur ce simulacre de corps nu collé au mien. Petits tapotements sur l’entrejambe, coups nets et forts sur le thorax, rotations sur les seins, d’abord le gauche, puis le droit. Surprise! Provocateur et follement absurde comme performance. Beaucoup rient, quelques-uns rient jaune: deux jeunes Soudanais sont décontenancés. L’Art ne sert-il pas à ça? Emouvoir, mais aussi questionner et interpeller.

* Percussionniste, improvisatrice et compositrice, Béatrice Graf vit à Genève et se produit sur tous les continents. www.beatricegraf.ch
1 Créée par Isabelle Klaus, avec le soutien de la Ville de Genève.