«TROP D’ÉCOLE TUERA L’ÉCOLE»
L’argument selon lequel la dotation horaire devrait être augmentée en raison du niveau insuffisant des écoliers genevois revient à dire: davantage d’heures d’école conduiront à de meilleurs résultats. Cette vision simpliste rappelle un certain «travaillez plus pour gagner plus» qui a largement échoué pas loin de chez nous. Cette idéologie mécaniste ne trouve pas sa place dans le domaine du sensible et du progressif qu’est celui de l’éducation. Montaigne disait: «Enseigner ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu.» Le feu de la connaissance, de la curiosité, de la découverte et de l’apprentissage doit s’alimenter et s’entretenir avec subtilité dans des conditions adaptées à l’enfant. Pour des classes aux effectifs dépassant souvent 25 élèves – des classes hétérogènes et déjà difficiles à animer – l’ajout d’une demi-journée de cours sera contre-productif et conduira à l’effet inverse de ce qui est recherché. Le feu sera étouffé, la passion des enfants et des enseignants s’étiolera et des problèmes bien plus graves de fatigue, de concentration et d’absentéisme verront le jour.
La victoire des agences de notation
On demande aux enfants d’être «performants», «compétitifs», d’atteindre des «objectifs» et de faire remonter des moyennes qui font honte aux politiciens adultes. En gros, les enfants genevois ne remplissent pas les «critères de convergence» et l’agence de notation PISA risque de dégrader la note du Département de l’instruction publique (DIP). On croît rêver, mais non… le cauchemar est déjà là! Tout le Codex du langage néolibéral et du new public management est descendu jusque dans les classes de l’école primaire, alors que celle-ci devrait être un sanctuaire où les notions de base nécessaires à la vie en société doivent être dispensées pour enrichir et développer les personnalités de nos enfants. Désormais, on veut faire porter aux enfants le fardeau des contraintes sociétales et de l’idéologie dominante devant lequel nombre d’adultes ont déjà abdiqué. L’école doit préparer à entrer à l’âge adulte; or c’est l’âge adulte qui a pénétré l’école et qui demande des comptes!
Cette augmentation horaire ne peut se justifier ni par la comparaison avec les autres écoliers de Suisse ni avec les autres pays d’Europe. Genève ne dispense pas moins d’heures de cours que les autres cantons romands et notre horaire compte parmi les plus chargés d’Europe. Tout ce qui a été lu et entendu jusqu’à présent est une contrevérité basée sur des chiffres incomplets (Histoire biblique et informatique dans d’autres cantons), pas encore mis à jour (le Valais va diminuer sa dotation horaire) ou mal interprétés (durée des vacances différente, journées plus courtes ailleurs). D’autre part, les spécialistes des rythmes scolaires considèrent absurde et dangereux qu’un enfant de 8ans soit soumis à une durée scolaire équivalente à celle d’un enfant de 14 ans. De plus, le mensonge qui consiste à dire que les enfants de 4 à 7 ans ne sont pas concernés par cette loi est scandaleux: par la suppression prévue du temps d’accueil, les petits subiront eux aussi l’augmentation horaire, car ils devront désormais être en classe à 8h alors qu’aujourd’hui la période d’accueil située entre 8h et 8h45 permet une approche individualisée des élèves par l’enseignant qui est à même de soutenir ceux qui sont en difficulté.
Dans ce projet de loi, il n’est jamais question du bien-être global de l’enfant, du développement harmonieux qui s’effectue à travers l’apprentissage des connaissances mais aussi les pratiques artistiques, linguistiques et culturelles, vecteurs de socialisation et d’épanouissement. Dans cette histoire d’heures supplémentaires, le facteur humain est totalement négligé. Le temps de maturation nécessaire à l’assimilation et à la restitution des connaissances doit se faire sur un rythme lent qui n’est pas celui des entreprises. Nos écoles doivent apporter à chaque enfant des outils de compréhension du monde qui les entoure pour qu’ils y trouvent progressivement leur place. Nos enfants seront déjà assez tôt plongés dans la compétition et la dureté du monde du travail. Il est de notre responsabilité de ne pas abîmer les plus belles années de leur vie et de leur laisser le temps nécessaire pour être en contact avec des activités extrascolaires culturelles, sportives ou familiales qui enrichissent leur univers et contribuent à la construction de leur identité.
Travailler mieux pour apprendre mieux
Il faut privilégier une école de la qualité contre une école de la quantité. Les mesures mises en place par Charles Beer [conseiller d’Etat chargé de l’Instruction publique, ndlr] dans les établissements du Réseau d’enseignement prioritaire (REP) ont porté leurs fruits: la limitation du nombre d’élèves par classe et le renforcement du soutien scolaire ont permis d’augmenter le niveau de ces écoliers, au point que la même logique a été prévue pour le nouveau Cycle d’orientation. Il y a donc une incohérence dans la politique voulue par le DIP qui est incompréhensible. Tout le monde s’accorde à dire qu’avec des classes moins chargées, on apprend mieux, on enseigne mieux, on vit mieux le temps scolaire. Personne ne peut raisonnablement hypothiser qu’une classe surchargée à laquelle on ajouterait une demi-journée obtiendrait de meilleurs résultats.
Si cette loi est adoptée, le co-enseignement –indispensable pour les arts visuels et l’éducation physique ou la musique– disparaîtra. Ces matières nécessitent pourtant un encadrement à la hauteur, aussi bien du point de vue pédagogique que pour des raisons de sécurité. La qualité de ces disciplines artistiques et sportives baissera, privant l’école de ce supplément d’âme indispensable au développement de l’enfant. Avec la nouvelle loi, les enfants auront plus d’heures que les enseignants. Cela entraînera des perturbations que les enseignants perçoivent déjà très clairement: horaires à trous, fragmentation de l’enseignement, intervenants multiples, etc., les conséquences négatives de la rupture de la parité horaire enseignant/enfant seront désastreuses et porteront atteinte à la cohésion entre tous les acteurs de l’école.
Une simple analyse de la réalité sur le terrain montre que la situation actuelle n’est pas aussi dramatique qu’on le prétend. Claude Aubert –député libéral et pédopsychiatre favorable au mercredi matin– écrit dans Les Clés de l’Ecole, magazine du DIP de novembre 2011: «Deux tiers des élèves traversent leur scolarité sans encombre! Oui, l’école conduit aussi et surtout au succès!». Cet opposant au référendum a raison. La grande majorité des écoles du Canton a de bons résultats et fournit au Cycle des élèves d’un bon niveau. On ne peut donc pas dire que l’école primaire forme des élèves au niveau insuffisant; certaines écoles ont de bons résultats, d’autres de moins bons. Cette diversité impose que l’on cesse de généraliser en dévalorisant toute l’école primaire. C’est pourquoi nous demandons que les mesures en place dans le REP soient étendues à un plus grand nombre d’écoles en fonction des niveaux réellement constatés.
Avec le temps…
Le trop-plein de notre société contemporaine, qui impose le «toujours plus» et le «toujours plus vite», a conduit à transformer nos enfants. Les enfants d’aujourd’hui ne sont plus les enfants d’il y a quinze ou vingt ans; ils sont exposés à de constantes et multiples sollicitations et à un surplus d’informations qui la plupart du temps ne sont pas adaptées à leur âge et auxquelles, pourtant, ils ont l’air de s’adapter, tout du moins en apparence. Malgré un contrôle parental commun, notre fils de six ans sait tout aussi bien mettre à jour la nouvelle version d’un jeu sur iPhone, qu’il connaît la signification du mot «lynchage», le visage de Kadhafi ou les problèmes de zizi de DSK. Il sait tout autant me demander d’aller sur Wikipédia pour trouver la signification du mot «Pégase» qu’il est soucieux du tri sélectif ou du réchauffement climatique. Il a six ans et il s’appelle Leo. Il est donc urgent de laisser aux enfants des espaces de temps, de repos et de récupération, des espaces de respiration cérébrale, aussi bien pour métaboliser ce flot d’informations que pour s’ennuyer et exercer l’imaginaire à des fins apaisantes et constructives.
…va, tout s’en va
Le temps du mercredi matin est aussi celui des activités extrascolaires, sportives, artistiques, linguistiques et familiales qui créent du lien social et renforcent les liens intergénérationnels avec des grands-parents pouvant accueillir leurs petits enfants dès le mardi soir. Concernant le sport, les perspectives sont alarmantes. De nombreux sports seront touchés: sorties à ski du mercredi (500 enfants), football (800), hockey et patinage (300), tennis (1400), natation (250), cirque (155)… Pour l’ensemble du secteur sportif genevois, la perte s’élèverait à plusieurs milliers d’enfants et donc à plusieurs millions de francs! Mais au-delà de la suppression inévitable d’emplois parmi les enseignants de sport ou de la menace sur l’existence même des clubs financièrement fragiles, c’est la relève sportive qui se trouvera stoppée net ainsi que toutes les actions de lutte contre l’obésité ou la violence à travers le sport qui se verront réduites à néant. Avec la danse, le théâtre et les langues natives, c’est la musique qui paiera le plus lourd tribut dans le domaine des activités artistiques. Pour les 12 écoles faisant partie de la Confédération des écoles de musique (CEGM), c’est au minimum 2000 enfants pour lesquels il n’y aura aucune de solution de repli.
Au final, nous estimons à plus de 6000 enfants, soit 20% des élèves du primaire, qui ne pourront plus pratiquer de sport ou d’activités artistiques dans le canton de Genève!
L’école de la République doit être en mesure de considérer les enfants comme ce qu’ils sont: des enfants. Juste des enfants. Des enfants qui doivent pouvoir conserver des plages de temps disponibles pour un épanouissement à travers des activités extrascolaires artistiques, sportives, linguistiques ou familiales. Pour ces raisons et toutes celles qui précèdent, je considère que cette loi doit être refusée comme portant atteinte aux valeurs humanistes et progressistes que défend le peuple de gauche et, plus largement, les hommes et les femmes qui se souviennent de leur enfance. L’Ecole de demain a besoin d’une véritable Vision d’envergure et non de mesures comptables où les enfants constitueraient les variables d’ajustement d’une pensée Powerpoint indigne des héritiers de Rousseau, Piaget et Chavanne.
* Président de l’Association de Parents d’élèves (APE) de l’école des Eaux-Vives et membre du Comité référendaire contre le mercredi d’école. L’APE des Eaux-Vives compte parmi le quart des associations de parents d’élèves affiliées au GAPP qui ont refusé l’école le mercredi matin.