ASILE: L’EXPÉRIMENTATION SE POURSUIT
Quatre ans après l’entrée en vigueur de la dernière révision de la Loi sur l’asile (LAsi), un nouveau durcissement s’annonce pour les requérant-e-s débouté-e-s dans le canton de Vaud. Le Département de l’intérieur (DINT) a communiqué sa volonté de mettre en place, à titre expérimental (sic!), un abri de la protection civile pour en faire un sleep-in exploité par l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) et dans lequel les «requérants affectés n’auront plus droit ni à un lit fixe ni surtout à une armoire»1. Ce qui veut dire que les personnes n’auront plus qu’un hébergement de nuit et se trouveront à la rue durant la journée.
Le but de la mesure est de lutter contre le trafic de drogue. Elle fait suite à la descente de 148 policiers le 4 octobre dernier au foyer de Vennes à Lausanne dans le cadre d’une des opérations «de grande envergure» de la police contre les dealers2. Le groupe de travail du DINT doute toutefois de la constitutionnalité du projet. Qu’à cela ne tienne, pour le directeur de l’EVAM, la clé serait une «pesée d’intérêts entre le respect de l’Etat de droit, qui veut qu’une décision de quitter le territoire suisse soit suivie d’effet, et la question de la dignité humaine»3.
Faire disparaître les gens en accablant leur existence
Rappelons que, depuis janvier 2008, les requérant-e-s d’asile débouté-e-s sont soumis-e-s au régime de l’aide d’urgence, c’est-à-dire qu’on leur supprime le droit à l’aide sociale accordée aux requérant-e-s d’asile (déjà en deçà de l’aide sociale accordée aux titulaires d’un permis de séjour ou d’établissement ou d’un passeport suisse). Les débouté-e-s sont également interdit-e-s de travail. Elles/ils sont par conséquent contraint-e-s de vivre avec pour unique filet de survie le seuil minimal garanti par l’article 12 de la Constitution suisse (Cst). Mais que recouvre réellement ce droit? La mal nommée «aide d’urgence» convertie en «instrument de contrainte»4 de la politique d’asile, vidée de sa substance, peut-elle encore être qualifiée de droit? Peut-on réellement – dans un Etat de droit, paraît-il – restreindre sans limites les droits fondamentaux au nom des impératifs de police des étrangers?
L’article 12 Cst prévoit que «quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine». Sont titulaires de ce droit aux conditions minimales d’existence toutes les personnes physiques, indépendamment de la nationalité ou du statut de séjour, mais aussi indépendamment de la cause de leur détresse5. Pour y avoir droit, la personne doit donc se trouver dans une situation de détresse et ne pas être en mesure de subvenir d’une autre manière à ses besoins, ce qui est évidemment le cas des requérant-e-s débouté-e-s, interdit-e-s de travail et privé-e-s d’aide sociale. Il vise la garantie de «besoins élémentaires comme la nourriture, l’habillement, le logement» pour «prévenir un état de mendicité indigne de condition humaine»6.
Déjà fort circonscrit par son caractère basique, le droit fondamental aux conditions minimales d’existence est un droit social qui ne saurait être restreint7. Si on le réduit, en s’attaquant par exemple à l’un de ses éléments de base qu’est le logement, on touche à l’essence du droit, on viole ce droit et la Constitution8. Ce droit pourrait tout au plus – d’après une jurisprudence du Tribunal fédéral discutable et controversée en raison du caractère minimal de ce droit social – être soumis à certaines conditions, pour autant qu’elles aient un lien direct avec la situation de détresse et ne soient pas jugées insupportables pour la personne9. En tous les cas, ces conditions ne peuvent pas être des obstacles déguisés au droit, en jonchant les modalités d’octroi de l’aide d’urgence d’embûches, de tracasseries et de contraintes propres à en vider le principe de sauvegarde de la dignité. C’est pourtant exactement ce à quoi s’attèlent le DINT et l’EVAM depuis quatre ans. Les innombrables «détails» insupportables de la vie quotidienne dans les centres tels que la surveillance constante par des agents de sécurité, la promiscuité dans les chambres, la rotation forcée de chambre et d’un centre à l’autre, mais aussi les menaces du Service de la population à chaque renouvellement de la décision d’octroi de l’aide d’urgence, démontrent que ce régime a une fonction répressive10. Celle-ci, aussi inconstitutionnelle soit-elle, a bel et bien pour but de faire disparaître les gens en accablant leur existence.
L’arbitraire est manifeste dans le refus sommaire des demandes d’asile
Il est utile de rappeler également, au vu des récentes propositions du DINT et de l’EVAM11, que sont inadmissibles des conditions faites à l’octroi de l’aide d’urgence qui n’ont aucun lien direct avec la situation de détresse. Ainsi, des considérations relevant de la police des étrangers, comme le fait qu’un-e requérant-e refuse de collaborer à son renvoi, n’est pas une condition admissible au droit au minimum vital12. En d’autres termes, il n’est pas possible d’instrumentaliser ce droit. Or, la mesure du DINT instaurant de nouvelles contraintes dans le cadre de l’aide d’urgence (forcer les gens à vivre sans hébergement de jour, soit un conditionnement extrême qui s’apparente à un retrait partiel du droit), n’a strictement aucun lien avec la situation de détresse des personnes. Son objectif officiel est de combattre le trafic de drogue. Indépendamment du problème du fondement même de cette politique et de ses effets13, la mesure du DINT utilise et détourne, une fois de plus, le droit fondamental au minimum vital à des fins répressives.
Enfin, peut-on considérer, comme l’affirme le directeur de l’EVAM, qu’une telle mesure correspond à une «pesée d’intérêts entre le respect de l’Etat de droit, qui veut qu’une décision de quitter le territoire suisse soit suivie d’effet, et la question de la dignité humaine»14? D’une part, comme on l’a vu, l’article 12 Cst étant un droit minimal il ne saurait être restreint, et par conséquent son atteinte ne fait pas l’objet d’une analyse de proportionnalité15, puisque la restriction est exclue. D’autre part, il est pour le moins discutable d’interpréter l’Etat de droit sous l’angle de l’exécution des décisions de renvoi. Les garanties de l’Etat de droit recouvrent, entre autres, le principe d’égalité, l’interdiction de l’arbitraire, la protection de la bonne foi et les garanties générales de procédures. Or la Suisse n’est pas exactement un modèle à suivre en la matière, tout spécialement dans le domaine de l’asile. L’arbitraire est manifeste dans le refus sommaire des demandes d’asile, voire dans leur non-traitement comme dans le cas des 7000 à 10 000 demandes de requérant-e-s irakien-e-s déposées dans les ambassades de Syrie et d’Egypte16. L’Office fédéral des migrations (ODM) s’est également fait épingler parce qu’il ne peut exiger des requérant-e-s de contacter les autorités de leur pays pour obtenir des papiers d’identité, cette exigence étant contraire aux règles de la bonne foi17. Sur le plan international, la Suisse s’est fait condamner à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme dans le domaine du droit d’asile ou des étrangers18.
Les migrants ont droit à l’aide sociale et au travail
Au-delà de ces quelques exemples de violation du droit par les autorités, les lois en matière d’asile et de migration sont elles-mêmes discriminatoires, produit d’une politique de maintien des privilèges économiques et nationaux, et de démantèlement des droits sociaux. Le droit d’asile se transforme ainsi depuis une trentaine d’année en politique de renvoi et de traque aux abus19. Le nouveau projet de révision de la LAsi actuellement en cours, et dont un premier volet a déjà été entériné en décembre 2011 par le Conseil des Etats, poursuit cet anéantissement du droit d’asile en s’attaquant notamment aux garanties de procédure et aux demandes d’asile dans les ambassades. La raison administrative et de police qui prévaut sur les droits fondamentaux franchit donc un pas supplémentaire, tant au niveau fédéral que dans le canton de Vaud avec ce durcissement annoncé de l’application de l’aide d’urgence. Or les migrant-e-s n’ont pas seulement droit à la dignité et au minimum vital, clairement violés par ces décisions, mais à l’égalité des droits et en particulier à l’aide sociale et au droit au travail qui leur ont été supprimés. Alors que, pour une bonne partie des personnes concernées, l’aide dite «d’urgence», censée par définition être passagère, se prolonge de manière insoutenable depuis des années, la réalité de leur vie ici doit enfin être reconnue, par la régularisation de leur statut de séjour.
* Militante au Collectif Droit de rester.
1 Journal 24H, le 6 janvier 2012.
2 www.lausanne.ch/view.asp?DocId=36076
3 Journal 24H, le 6 janvier 2012.
4 Voir K. Povlakitch (2011). Suppression de l’aide sociale. Un instrument de contrainte. Lausanne: Editions d’En Bas et SAJE.
5 Voir l’Arrêt du Tribunal fédéral (ATF) 134 I 165.
6 Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 121 I 367), citée par A.Auer, G.Malinverni, M.Hottelier (2006). Droit constitutionnel suisse. Volume II. Les droits fondamentaux. Berne: Editions Stämpfli, p. 679. L’art. 33 de la Constitution vaudoise prévoit expressément le droit à un «logement d’urgence approprié».
7 Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 131 I 166), citée par A.Auer et al., op. cit., p. 679.
8 D’après l’art. 36 al. 4 de la Constitution, aucune restriction ne peut porter sur l’essence d’un droit fondamental.
9 Comme des conditions dont le but est d’assurer un usage adéquat des prestations, des conditions visant à mettre fin à la détresse ou des conditions touchant aux modalités de distribution de l’aide (ATF 130 I 171; ATF 135 I 119).
10 Cette situation n’a cessé d’être dénoncée par les mouvements et les associations, des études en sciences sociales, des médecins et des député-e-s, démontrant que l’aide d'urgence est un régime déshumanisant et discriminatoire.
11 L’EVAM a lancé dès octobre 2011 l’idée d’un sleep-in comme mesure anti-drogue (Journal 24H, 7 octobre 2011.
12 Voir l’ATF 131 I 166.
13 Lutter contre le trafic peut se résoudre notamment par la légalisation de la drogue.
14 Journal 24H, édition du 6 janvier 2012.
15 Au sens de l’art.36 al.3 de la Constitution qui prévoit que «toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au but visé».
16 Voir le rapport de l’ex-juge Féraud montrant la violation de la Loi sur l’asile et des garanties constitutionnelles: www.bfm.admin.ch/content/bfm/fr/home/dokumentation/medienmitteilungen/2012/ref_2012-01-11.html
17 Voir décision du TAF, citée dans: http://archives.24heures.ch/actu/suisse/requerants-office-migrations-montre-exigeant-2011-12-12.
18 Ch. Tafelmacher, «Pan sur les doigts!», Vivre ensemble, no135, décembre 2011.
19 Voir Schmidlin, I., Tafelmacher, Ch. et Küng, H. (2006). La politique suisse d'asile à la dérive. Lausanne: Les Editions d’En Bas.