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BOURDIEU AU COEUR

SOCIOLOGIE • Dix ans après sa mort en janvier 2002, le sociologue Pierre Bourdieu a laissé un héritage imposant sur les mécanismes de la domination. La publication posthume de son cours sur l’Etat au Collège de France livre des instruments critiques d’une urgente actualité.

Sous forme d’un jeu de questions-réponses, le sociologue français Loïc Wacquant, disciple de Pierre Bourdieu, revient sur l’apport de ce grand penseur disparu il y a déjà dix ans. L’occasion pour lui d’évoquer la publication d’un volumineux ouvrage composé d’inédits de Bourdieu. A savoir une série de cours sur l’Etat prononcés au Collège de France. Avec le rappel salutaire, à l’heure de la crise financière, du fait que les marchés n’ont pas une existence en soi mais qu’ils sont bien une création des Etats. (Réd).

Comment avez-vous connu Pierre Bourdieu?
J’ai rencontré Bourdieu lors d’une conférence publique qu’il donnait sur «Questions de politique» un soir gris de novembre 1980 à Polytechnique. Après la conférence, que j’avais trouvé à la fois touffue et absconse, la discussion s’est prolongée avec un groupe d’étudiants jusqu’au petit matin à la cafétéria. Et là, Bourdieu a disséqué les rapports souterrains entre politique et société en France à la veille des élections de 1981 avec une maestria de chirurgien. C’était une illumination et je me suis tout de suite dit «si c’est ça la sociologie, c’est ce que je veux faire». J’ai donc démarré un cursus en sociologie à Nanterre et j’ai pris l’habitude de «sécher» mes cours à HEC pour aller assister à son cours du Collège de France, à la fin duquel je l’attendais patiemment pour l’assaillir de questions. Nous avons pris l’habitude de rentrer chez lui en marchant ensemble dans Paris. C’était un cours particulier fabuleux pour un apprenti sociologue.

Quels adjectifs choisiriez-vous pour caractériser sa sociologie?
Bourdieu est un sociologue encyclopédique. Il a publié trente livres et près de quatre cents articles qui abordent les thèmes les plus variés, de la parenté dans la société villageoise à la science en passant par l’école, les classes sociales, la culture et les intellectuels, le droit et la religion, la domination masculine, l’économie et l’Etat, et j’en passe. Mais, sous le foisonnement déconcertant de ces objets empiriques, se cache un petit nombre de principes et de concepts qui donnent à son œuvre une unité et une cohérence frappantes.
Bourdieu développe une science de la pratique humaine – qui nourrit une critique de la domination sous toutes ses formes: de classe, ethnique, sexuelle, nationale, bureaucratique, etc. Cette science est anti-dualiste, agonistique et réflexive. Anti-dualiste parce qu’elle dénoue les antinomies héritées de la philosophie et de la sociologie classiques, entre le corps et l’esprit, l’individuel et le collectif, le matériel et le symbolique, et qu’elle fusionne l’interprétation (qui traque les raisons) et l’explication (qui détecte les causes) autant que les niveaux d’analyse micro et macro. Cette sociologie est agonistique au sens où elle pose que tous les univers sociaux, même les plus iréniques en apparence comme la famille ou l’art, sont le lieu de luttes multiformes et interminables. Enfin, la sociologie de Bourdieu se distingue des autres en ceci qu’elle est réflexive: le sociologue doit impérativement retourner ses outils sur lui-même et travailler à conjurer les déterminations sociales qui pèsent sur lui en tant qu’être social et producteur culturel.

Quels sont les concepts distinctifs qui en forment le cœur?
Pour Bourdieu, l’action historique existe sous deux formes, incarnée et institutionnalisée, sédimentée dans les corps et dans les choses. D’un côté, elle se «subjective» en se déposant au tréfonds des individus sous la forme de catégories de perception et d’appréciation, de paquets de dispositions durables qu’il dénomme habitus. De l’autre, elle s’«objective» sous la forme de distributions de ressources efficientes, que Bourdieu capture avec la notion de capital, et de microcosmes dotés d’une logique de fonctionnement spécifique, que Bourdieu appelle champs (politique, juridique, artistique, etc.).
Le travail de sa sociologie consiste à élucider la dialectique de l’histoire faite corps et de l’histoire faite chose, de l’habitus et du champ, qui nous conduit au cœur du mystère de la vie sociale. Car si les structures mentales (de l’habitus) et les structures sociales (du champ) s’interpellent, se répondent et se correspondent, c’est qu’elles sont liées par un rapport génétique et récursif: la société façonne les dispositions, les manières d’être, de sentir, de penser et d’agir propres à une catégorie d’individus; lesquelles dispositions guident les actions par lesquelles ces mêmes individus façonnent à leur tour la société.
Ajoutez à cela l’idée-force de la pluralité et la convertibilité des espèces de capital: dans les sociétés contemporaines, les inégalités sont déterminées non seulement par le capital économique (patrimoine, revenus), mais aussi par le capital culturel (les titres scolaires), le capital social (les relations utiles) et le capital symbolique (le prestige, la reconnaissance). Et vous avez la recette d’une sociologie agonistique souple et dynamique, propre à traquer les luttes matérielles et symboliques au fil desquelles se produit l’histoire.

Que faut-il penser de l’engagement politique de Bourdieu, notamment en 1995?
En vérité, l’«engagement» politique de Bourdieu remonte à ses travaux de jeunesse durant la crise algérienne. Frais émoulu de l’Ecole normale supérieure, il se convertit de la philosophie à l’anthropologie, soit de la réflexion pure à l’investigation empirique, pour absorber le choc émotionnel de cette guerre effroyable et pour apporter un regard clinique sur la décolonisation, qui fait alors vaciller la République.
Faire de la science sociale a toujours été pour Bourdieu une manière de contribuer au débat civique. Ses principaux livres abordent et reformulent tous une question sociopolitique majeure du moment: c’est vrai de La Reproduction (1970), qui débusque le mythe de l’«école libératrice», comme de La Noblesse d’Etat (1989) qui démonte les mécanismes de légitimation de la domination technocratique et, bien sûr, de l’enquête collective sur La Misère du monde (1993), qui paraît deux ans avant le fameux discours de la gare de Lyon lors des manifestations de décembre 1995.
Ce qui change au fil du temps c’est la manière dont cet engagement civique se manifeste. Au départ, il est entièrement sublimé dans le labeur scientifique. Puis il prend peu à peu une forme plus affichée qui débouche sur des actions concrètes visibles du grand public, pour deux raisons. Bourdieu a changé: il a vieilli, il a acquis de l’autorité scientifique, et il comprend mieux le fonctionnement des univers politique et journalistique, donc comment y produire des effets. Mais le monde lui aussi a changé: la dictature du marché menace directement les acquis sociaux des luttes démocratiques, il y a donc urgence à intervenir. Ce qui reste constant, c’est sa passion dévorante de la recherche et sa dévotion à la science, qu’il défend bec et ongles contre l’empiètement de la «philosophie de magazine» et l’irrationalisme des courants dits postmodernes.

Dans vos travaux, que reprenez-vous plus directement de Bourdieu?
Je prolonge ses enseignements sur trois terrains: le corps, le ghetto et l’Etat pénal. Dans Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (2002), j’opère une double mise à l’épreuve du concept d’habitus. Comme objet empirique d’abord, en décortiquant comment on assemble les schèmes mentaux, les habiletés kinétiques et les désirs qui, mis ensemble, font le boxeur compétent et appétent. Comme méthode d’investigation ensuite: j’ai acquis l’habitus pugilistique par un apprentissage de trois ans dans un gym du ghetto noir de Chicago pour pointer la voie d’une sociologie charnelle qui traite le corps non pas comme un obstacle à la connaissance, mais comme un vecteur de sa production.
Sur le front des inégalités ethniques et urbaines, mon livre Parias urbains (2006) déploie les schémas bourdieusiens pour montrer comment, par sa structure et ses politiques, l’Etat façonne les formes que prend la marginalité dans la ville au tournant du siècle: hyperghetto aux Etats-Unis, anti-ghetto en France et en Europe occidentale. Enfin, mes recherches sur la diffusion planétaire de la thématique sécuritaire de la «tolérance zéro», résumées dans Les Prisons de la misère (1999, nouvelle édition 2012), prouvent que le retour de la prison signe l’avènement d’un nouveau mode de régulation de la pauvreté qui allie la «main invisible» du marché du travail dérégulé au «poing de fer» d’un appareil pénal intrusif et hyperactif. Le néolibéralisme, c’est moins d’Etat social et plus d’Etat pénal.

Que retenir au final de Bourdieu et qu’est-ce qui vous manque le plus depuis sa disparition?
A titre personnel, ses coups de téléphones à deux heures du matin à Berkeley, qui démarraient souvent sur une note anxieuse et qui se terminaient invariablement par des rires, et qui me donnaient une pêche d’enfer. Les petits-déjeuners dans sa minuscule cuisine où tout s’entremêlait, travail, discussion politique, conseils de vie, le tout baigné de sociologie. Car même s’il s’en défend dans La Sociologie est un sport de combat, le film que Pierre Carles lui a consacré, Bourdieu ne posait jamais ses lunettes scientifiques.
Mais l’auteur du Sens pratique (1980) reste présent et vivant à travers tous les travaux que sa pensée impulse de par le monde. Bourdieu, c’est désormais le nom d’une entreprise collective de recherche qui traverse les frontières des disciplines et des pays pour alimenter une science sociale rigoureuse, critique de l’ordre établi et soucieuse d’élargir le spectre des possibles historiques.
 

L’Etat de force
Le cours du Collège de France, Sur l’Etat1, vient de paraître. Qu’apporte-t-il de nouveau à l’œuvre de Bourdieu et au débat démocratique?
Sur la forme, ce premier grand livre posthume nous fait d’abord découvrir Bourdieu pédagogue en action, qui se fraye à tâtons un chemin de crête vers ce «monstre froid» décrié par Nietzsche qui nous paraît si familier que nous ne voyons plus qu’il nous est en fait devenu invisible. En clarifiant pourquoi il pose les problèmes comme il le fait (en partant d’actions banales, comme remplir un questionnaire administratif ou signer un certificat de maladie), en signalant les pièges qu’il déjoue, en livrant ses tâtonnements, ses doutes, ses angoisses même, Bourdieu nous fait entrer dans son laboratoire et nous offre une propédeutique sociologique en actes.
Sur le fond, Bourdieu renouvèle de fond en comble la théorie de l’Etat en le caractérisant comme la «banque centrale du capital symbolique»: l’instance qui monopolise non seulement l’usage légitime de la violence physique avec la police et l’armée (comme le proposait jadis Max Weber), mais aussi celui de la violence symbolique, à savoir la capacité d’inculquer des catégories et d’assigner des identités, par le biais de l’éducation et du droit notamment, donc la puissance de véridiction du monde. Le livre retrace l’invention historique, somme toute stupéfiante, au fil duquel la «maison du roi», basée sur l’appropriation privée des pouvoirs et reproduite par la voie dynastique, s’est graduellement muée en «raison d’Etat», fondée sur les titres scolaires et reproduite par la voie bureaucratique. L’Etat émerge ainsi comme une institution à double face: d’un côté, il est le vecteur du détournement de l’universel au profit de ceux qui le construisent et le conduisent, et, de l’autre, le moyen possible de faire avancer l’universel et donc la justice.

Que penserait Bourdieu de la crise économique qui sévit aujourd’hui en Europe et menace justement son modèle de l’Etat régulateur et protecteur?
Avec sa perspective de longue durée, Sur l’Etat fournit des outils précieux pour mieux saisir les tenants et les aboutissants des luttes politiques induites par le crash financier et monétaire qui secoue aujourd’hui le globe. Il nous rappelle que ce sont les Etats qui construisent les marchés, et qui donc peuvent les mettre au pas pour peu que ceux qui les dirigent en aient la volonté politique collective. Il suggère que les énoncés d’apparence savante dont s’enrobe l’ordre économique établi (comme les évaluations des agences de notation) sont autant de coups de force symboliques qui ne reposent que sur la croyance collective que leur accordent ceux qui s’y plient (à commencer par les médias dominants). On peut relire à ce propos le chapitre de son petit livre Contre-feux (1998), sous-titré Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, dans lequel Bourdieu éreinte ce qu’il appelle «la pensée Tietmeyer» (le directeur d’alors de la Bundesbank), devenue depuis «la pensée Trichet» puis «la pensée Monti», qui présente l’empire de la finance comme inéluctable quand il est foncièrement arbitraire et ne perdure que du fait de la servitude volontaire des dirigeants politiques. LW
1 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, Cours au Collège de France (1989-1992), Raisons d’agir, Seuil, 2012.
 

* Loïc Wacquant est professeur à l’Université de Californie, Berkeley, et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Paris.

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