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PLUMES AFRICAINES EN DEVENIR

LITTERATURE • Au Rwanda, au Burundi et en République démocratique du Congo, les écrivains et les amateurs de littérature commencent à s’organiser en réseau envers et contre tous les obstacles. Une première anthologie vient de paraître qui réunit des textes d’écrivains des trois pays. de Bujumbura
«Petits hommes aux appétits de géants Teddy Mazina

Il n’existe ni éditions littéraires, ni revues littéraires et peu de librairies. Et pourtant, on écrit dans la région des Grands Lacs africains, dévastée par les guerres et les crises. Ecrire, c’est faire un travail de deuil, c’est s’approprier sa propre histoire, c’est ouvrir des perspectives. Près de quatre-vingts écrivaines et écrivains, professeurs de littérature et journalistes du Rwanda, du Burundi et de la République démocratique du Congo se sont rencontrés fin juin dans la capitale burundaise de Bujumbura, pour un colloque de deux jours, et ont discuté sur l’encouragement de la littérature dans la région. L’invitation avait été lancée par Sembura-Ferment littéraire, une plate-forme régionale qui a organisé le colloque avec le soutien de l’association suisse Sembura1.

Des textes jamais publiés

La plate-forme est convaincue que dans cette région justement, la littérature n’est pas un luxe, mais une nécessité. Dans son plaidoyer, elle formule ainsi des recommandations concrètes touchant aussi bien la politique culturelle que la politique linguistique – exonération des droits de douane pour les livres, création de prix littéraires, formation de traductrices, de traducteurs et de critiques littéraires. Que les ministres de la culture des trois pays, à qui ce document avait été envoyé pour avis, se soient fait excuser tous les trois et n’aient pas participé au colloque, n’a guère plombé l’ambiance de renouveau. Ce sont surtout les créateurs littéraires eux-mêmes qui veulent unir leurs forces pour changer la situation.
«Faire connaître un texte est un véritable calvaire», constate le jeune écrivain burundais Thierry Manirambona. Comme d’autres, il a fini par sortir son livre en auto-édition et par en produire 200 exemplaires dans une imprimerie locale. Mais une autre déception l’attendait lorsqu’il a fait le tour des quelques librairies du Burundi et du Rwanda: «Personne n’a voulu accepter mon livre, les libraires n’y connaissent rien, ils vendent des livres comme ils vendraient des sandales de plastique.» Le seul recours, et encore il ne s’adresse qu’à un public restreint, c’est Internet, où Manirambona a créé un blog «Tam-tam, les livres du Burundi».
Mêmes conditions dans le Rwanda voisin. Lorsque Jean-Marie Kayishema, professeur de littérature à l’Université de Butare, a composé une anthologie de la littérature moderne du Rwanda, avec l’aide de l’UNESCO, il a dû collecter personnellement les textes tapés à la machine chez les écrivaines et écrivains car la plupart n’avaient jamais été publiés.
En revanche, la situation est différente en République démocratique du Congo qui, selon les mots de Jean-Claude Makomo, professeur à l’Université de Bukavu, est «le plus grand pays francophone en dehors de la France» et peut se vanter de posséder près de 250 écrivaines et écrivains régulièrement publiés, parmi eux des personnalités internationalement connues comme Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala ou Alain Mabanckou. Toutefois, à plus de mille kilomètres de la capitale Kinshasa, près de la frontière du Rwanda et du Burundi, dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, ravagées par les guerres, ceux qui écrivent se voient confrontés à une situation assez semblable à celle des pays voisins.

S’engager concrètement pour la paix

Suite immédiate de la collaboration instaurée dans le cadre de la plate-forme Sembura: Emergence – renaître ensemble, une anthologie fraîchement sortie de presse pour le colloque, qui réunit les textes de vingt-quatre écrivaines et écrivains des trois pays. Faute d’alternative locale, elle a été publiée aux éditions Fountain Publishers, en Ouganda voisin où on parle anglais. L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop commente cette initiative dans sa longue préface. Il est très attaché à la région depuis qu’il a séjourné au Rwanda en 1998 pour le projet littéraire Fest’Africa «Rwanda – Ecrire par devoir de mémoire» et qu’il a écrit Murambi – le livre des ossements, un roman bouleversant sur le génocide du Rwanda. Il souligne l’importance d’une production littéraire locale, celle que les élites africaines ont souvent tendance à ignorer ou même à mépriser parce que «seul vaut ce qui vient de loin et a été légitimé préalablement par l’ancienne puissance coloniale». Une bonne partie de la littérature africaine de langue française est produite en Europe et publiée dans des maisons d’édition françaises, ce qui la rend pratiquement inaccessible à ses lectrices et lecteurs vivant en Afrique car, à supposer que le livre parvienne en Afrique, il coûte au moins la moitié d’un salaire minimum officiel.
«Elle pleura pour que la paix naisse», dit un poème, et l’écrivain congolais Muzalia Zamusongi de continuer: «La paix du Grand Lac chatouille dans les couilles». Une bonne décennie après le génocide du Rwanda et la guerre civile du Burundi et face aux incessants conflits armés qui déchirent la République démocratique du Congo, la guerre et la violence ainsi que le dur chemin à parcourir pour parvenir à la paix restent au centre des débats. Les critiques s’élèvent également contre les nouvelles élites, ces «petits hommes aux appétits de géants, ils parlent, ils parlent sans cesse au nom des petites gens dont ils ignorent les noms et les maux», comme l’écrit la Burundaise Ketty Nivyabandi. Il s’agit de retrouver l’ancienne dignité, de «renouer l’accord ancien avec la mélodie nouvelle», comme le dit un poème de Kalisa Rugano du Rwanda. Les poèmes occupent une place importante dans cette anthologie qui comprend aussi quelques nouvelles, des extraits de romans et des histoires. Deux textes du Rwanda ont été écrits en anglais, tous les autres en français.

«N’enfermez pas les écrivains dans une seule langue»

Plusieurs écrivains s’inspirent de la tradition orale comme le Congolais Célestin Ntambuka Mwene C’Shunjwa ou Augustin Gasake du Rwanda. Ntambuka colporte et raconte ses histoires sur les marchés et dans les écoles. Ce vieil homme, qui paraît déjà recru de fatigue, a une présence ahurissante sur scène les soirs où il donne ses représentations: lorsqu’il raconte son histoire du Ki et du Ku, truffée d’allusions politiques et de sous-entendus grivois, il réussit une performance que plus d’un jeune slammeur pourrait lui envier. Dans les campagnes, il faut raconter dans la langue du pays: «Le mot français de ‘paix’, par exemple, reste abstrait pour les gens, il ne pénètre pas dans les profondeurs de leur entendement comme le mot de leur langue maternelle.»
«N’enfermez pas les écrivains dans une seule langue», dit aussi Marie-Louise Sibazuri. Elle qui n’a jusqu’à présent pas publié un seul livre est l’une des écrivaines les plus connues du Burundi. Dans sa jeunesse, elle a écrit de nombreuses pièces de théâtre qu’elle a représentées dans tout le pays avec sa compagnie, ce que l’aggravation de la situation politique dans les années 1990 a rendu impossible. Avec les pièces radiophoniques, elle a enfin trouvé une forme d’expression appropriée, car au Burundi, presque tout le monde possède une radio solaire. Entre 1997 et 2010, elle a écrit 870 épisodes de la série «Ton voisin, c’est d’abord lui, la famille». Evidemment, les familles voisines en question sont l’une hutue, l’autre tutsie, mais on n’a jamais révélé qui est qui. «Il y a toujours eu des réactions après les émissions, des gens qui disaient qu’ils avaient percé l’intrigue à jour, parce qu’un certain comportement était typique des Tutsis ou des Hutus. Mais, moi, ce qui m’intéresse, c’est de montrer que le caractère est individuel et non ethnique, qu’il faut éviter de tomber dans ce piège.»
Renouer avec un passé moins douloureux, revenir à certaines valeurs sociales que la colonisation et les guerres ont détruites, et créer quelque chose en propre, sans forcément suivre les seuls modèles européens, tout cela revêt une importance capitale pour des générations d’écrivains, l’ancienne comme la nouvelle.
La vie littéraire de la région a besoin qu’on la soutienne et qu’on l’encourage, tous les participantes et participants au colloque en conviennent. Sans oublier qu’un important enjeu est la qualité. «De nombreux écrivaines et écrivains retravaillent trop peu leurs textes», constate Julius Ocwinyo des éditions Fountain Publishers; d’après lui, comme ils n’ont aucune possibilité de comparaison, ils sont vite satisfaits.
En tout cas, le Café littéraire Samandari de Bujumbura, ouvert sur l’initiative de jeunes amateurs de littérature, leur propose, depuis une année, cette possibilité de confronter leurs textes à ceux des autres. Près de cinquante personnes se réunissent tous les jeudis soirs au Cebulac. Ce centre culturel public, soutenu par l’Organisation internationale de la francophonie, est, outre le Centre culturel français, le seul endroit de Bujumbura qui met à leur disposition une petite bibliothèque publique.
Pour l’instant, les écrivaines et écrivains ont encore quelque scrupule à proposer leurs textes à la discussion, constante Roland Rugero, journaliste et écrivain de vingt-six ans qui anime ces rencontres, mais peu à peu le dialogue se développe, contrairement aux débuts où on n’écoutait que les intervenantes et intervenants invités. Il y a quelques semaines, par exemple, la page de portraits de Burundaises et Burundais aux yeux fermés, parue dans Kiwacu, le seul hebdomadaire burundais indépendant, a donné lieu à de vifs débats. Est-ce qu’un photographe, un journal, peut faire ça? Est-ce de la manipulation? «Ce café a sûrement quelque chose d’élitaire», reconnaît Roland. «Notre rêve, c’est d’aller dans les quartiers et dans le palais culturel de la ville qui n’est aujourd’hui utilisé qu’à des fins commerciales, d’y organiser des soirées avec des conteuses et des conteurs.»
Les jeunes dynamiques du Café littéraire Samandari ont sciemment refusé de se constituer en une organisation et se sont intégrés dans l’association burundaise des écrivains. Et c’est ainsi qu’en l’espace d’une année, cette association, qui végétait auparavant, a augmenté le nombre de ses membres de sept à soixante-dix.

 

* Texte paru dans l’hebdomadaire alémanique Die Wochenzeitung (WoZ) n°32, 11août 2011. Traduction de Marielle Larré, Zurich.
1 Pour plus d’informations, voir: www.sembura.org