DE LA TRICHE À L’AGRESSION
Les systèmes éducatifs, de l’école enfantine à l’université, sont imprégnés de dispositifs de promotion de la compétition. Les enfants découvrent cette réalité très tôt, lorsqu’ils commencent à voir leurs gommettes qui s’accumulent à chaque fois qu’ils mènent à bien un devoir, ou à suivre avec préoccupation la progression de leur pincette du vert au rouge au fil des bêtises que leur enseignant a découvertes. Le propre des gommettes est qu’on peut les comparer, et qu’on peut savoir qui en a le plus; de même les pincettes permettent de connaître le coquin qui s’approche le plus rapidement de la punition.
Cette possibilité de comparer les performances scolaires trouve ensuite son instrument principal dans les notes, qu’elles soient numériques ou sous forme d’appréciations (largement acquis, acquis avec aisance, etc.). Elles permettent avant tout de comparer sa position à celle des autres à l’intérieur de la classe, et d’établir une hiérarchie des élèves. Ce classement peut être informel, mais il existe bien des dispositifs qui lui donnent une réalité plus officielle, de la restitution des épreuves corrigées en ordre croissant (ou décroissant) de note, à la lecture publique de la meilleure dissertation. Ce sont là des exemples courants, mais on peut aussi citer des cas plus extrêmes, comme celui tout récent de la tentative d’améliorer les résultats scolaires en payant les élèves en fonction de leurs notes (voir le Matin du 23 mars).
Pour les élèves, puis pour les étudiants, la comparaison avec leurs camarades n’est pas un simple exercice d’autosatisfaction, mais bien un instrument pour garder une trace de leur position dans un système où l’avancement n’est pas garanti, où l’on peut redoubler, être orienté dans des filières plus ou moins prestigieuses, où l’on peut – si on arrive à l’université – faire partie des 30% d’étudiants qui, selon les statistiques de l’OCDE, sortent des études supérieures sans un diplôme. En somme, il est clair que le fonctionnement des systèmes éducatifs est basé autant sur la sélection que sur l’apprentissage; d’ailleurs, une recherche récente de notre équipe, réalisée avec des étudiants universitaires, montre bien que ces derniers sont conscients qu’avoir comme but celui de gagner la compétition avec leurs camarades est tout aussi utile pour réussir ses études que le but d’apprendre1.
Généralement, on considère que la compétition à l’école est un facteur positif, qui sert à motiver les élèves. Et il est vrai que la compétition motive, mais à faire quoi? Dans les travaux sur les buts que les élèves et les étudiants se donnent, on distingue généralement les buts d’apprentissage des buts de performance. Les premiers poussent les individus à étudier, à approfondir leurs connaissances, à essayer de maîtriser les tâches qui leur sont données, alors que les deuxièmes poussent à essayer d’être meilleurs que les autres, à gagner. La compétition motive les élèves à essayer de gagner. Ce but a deux conséquences. La première est que le désir de gagner, en focalisant l’attention des individus sur la comparaison avec les autres, interfère avec les processus d’apprentissage et réduit de fait la réussite. J’ai déjà décrit ailleurs une série de recherches qui montrent les effets délétères de la compétition sur l’apprentissage2 et je passerai donc rapidement sur ce point. Mais il est une deuxième conséquence lorsque le désir de gagner apparaît en milieu scolaire: l’apparition de comportements antisociaux.
Enseigner
sans devoir désigner des gagnants et des perdantsL’actualité de ces derniers temps me pousse à commencer par les exemples les plus extrêmes. Il y a deux semaines, l’opinion publique internationale a été endeuillée par une nouvelle tuerie perpétrée dans une école allemande. Cette tragédie, qui fait suite à d’autres cas similaires dans d’autres pays, a fait couler beaucoup d’encre en suppositions sur la personnalité du tueur et sur son passé familial. Il est certes impossible d’expliquer avec précision un geste aussi insensé, mais Elliot Aronson, un chercheur de l’université de Santa Cruz aux Etats-Unis, a montré quels sont les facteurs structurels récurrents dans ce type de drames, notamment la compétition à laquelle sont soumis les jeunes3.
Il est bien entendu qu’une tuerie comme celle du collège professionnel de Stuttgart ou de l’école Columbine sont l’oeuvre de jeunes particulièrement dérangés qui ont eu accès à des armes. Mais Aronson fait remarquer que tout expliquer par des facteurs pathologiques individuels ou par le manque de contrôle social peut donner lieu à des mesures palliatives comme le dépistage précoce de pathologies, le contrôle de l’accès aux armes, l’équipement en vidéosurveillance des écoles, la réduction de l’accès aux films et aux jeux vidéo violents, qui peuvent certes être efficaces pour limiter le problème, mais qui n’en touchent pas le coeur.
Au-delà de ces mesures qui, d’un point de vue politique et émotionnel, peuvent montrer que les responsables s’activent et s’attaquent au problème, reste le fait que les recherches sur le climat de classe montrent que la compétition rend la vie très difficile, parfois un vrai calvaire, à tous ceux qui ressortent perdants, les cancres, les différents, ceux qui ont de la peine. En effet, dans un système compétitif, les perdants, les «losers», sont extrêmement visibles du fait de la comparaison sociale permanente dont j’ai parlé plus haut, et sont donc une proie facile de la moquerie, du mépris et de l’exclusion. Et les plus faibles d’entre eux sont alors particulièrement vulnérables à des réactions antisociales, extrêmes dans certains cas. L’intérêt du livre de Aronson est qu’à côté de cette analyse sans complaisance, il rapporte les résultats de plus de trente ans de recherches qui montrent qu’en introduisant des méthodes coopératives dans le système scolaire de façon à ne plus avoir de perdants, les comportements d’agression, de discrimination et de violence peuvent être éliminés.
Cette analyse concorde avec un corpus particulièrement robuste de résultats sur le lien entre compétition et comportements antisociaux. Déjà en 1961, Muzafer Sherif et ses collègues avaient décrit comment des enfants développaient des attitudes hostiles et des comportements violents après avoir participé à des activités qui mettaient les groupes en compétition4. Et depuis plus de vingt ans, Alfie Kohn vulgarise les centaines d’études qui montrent que les effets bénéfiques de la compétition sont des mythes, et que les individus qui étudient ou travaillent dans un environnement compétitif développent des modes de relation basés sur la tentative de battre les autres et sur l’agression, qu’elle soit verbale ou physique5.
Un des corpus de recherche les plus consistants sur la relation entre compétition et comportements antisociaux est constitué par les travaux sur la triche. Eric Anderman et Fred Danner ont récemment fait le point sur ce comportement particulièrement délétère et pourtant extrêmement répandu6. Dans leurs recherches, et dans celles d’autres chercheurs, il apparaît clairement que la triche – quelle que soit la forme qu’elle prend – dépend d’une motivation à être meilleurs que les autres. Ceci est vrai pour tous les élèves, y compris les «bons élèves» quand ils sont mis sous pression. L’aspect intéressant de ces recherches est qu’elles montrent aussi que cette motivation n’est pas la particularité de certaines personnes qui seraient étrangement compétitives, mais qu’elle provient de structures scolaires qui mettent particulièrement l’accent sur la comparaison des performances et sur le dépassement des autres.
La mauvaise nouvelle est donc que ces recherches – et d’autres comme les travaux sur la rétention d’information (lire ci-dessous) – montrent de façon consistante que la compétition en milieu scolaire ne donne pas lieu aux effets bénéfiques qu’on lui prête, et qu’au contraire elle produit des comportements qui nuisent à autrui et entravent le bon fonctionnement des systèmes éducatifs. La bonne nouvelle, toutefois, est que ces mécanismes sont décrits et expliqués dans une littérature scientifique accessible, et que de nombreuses méthodes pédagogiques existent, notamment l’apprentissage coopératif, qui permettent d’enseigner sans devoir désigner des gagnants et des perdants. Il suffit d’avoir la volonté politique de les adopter. I
1 Darnon, C., Dompnier, B., Delmas, F., Pulfrey, C., & Butera F. (2009). Achievement Goal Promotion at University: Social Desirability and Social Utility of Mastery and Performance Goals. Journal of Personality and Social Psychology, 96, 119-134.
2 Butera, F., Darnon, C., Buchs, C., & Muller, D. (2006). Les méfaits de la compétition: comparaison sociale et focalisation dans l’apprentissage. In R.V. Joule & P. Huguet, (Eds.), Bilans et perspectives en psychologie sociale (pp. 15-44). Grenoble: Presses Universitaires de Grenoble.
3 Aronson, E. (2000). Nobody left to hate: Teaching compassion after Columbine. New York: Henry Holt.
4 Sherif, M., Harvey, O. J., White, B. J., Hood, W. R., & Sherif, C. W. (1961): Intergroup conflict and cooperation: the Robbers Cave experiment. Norman: University of Oklahoma Book Exchange.
5 Kohn, A. (1992). No contest. The case against competition. Boston: Houghton Mifflin.
6 Anderman, E., & Danner, F. (2008). Achievement Goals and Academic Cheating. International Review of Social Psychology, 21, 157-182.