Contrechamp

VERS UNE «CIVILISATION MONDIALE»

PHILOSOPHIE – Le penseur allemand Peter Sloterdijk recevra le Prix européen de l’essai Charles Veillon, lundi prochain, à l’université de Lausanne. Dans son essai «Colère et Temps», il se demande quelle action politique déployer après la fin de l’histoire.

Dans Colère et Temps, Peter Sloterdijk explore les notions de colère, fierté, besoin de se faire valoir et ressentiment. Il situe ces affects dans le domaine des «énergies thymotiques», le thymos étant ce lieu dans la poitrine du héros homérique d’où partent les grands élans. La vaillance, le courage, l’exigence de justice ou encore l’ambition y logent. Dans certains cas, ces impulsions peuvent se révéler productives sur le plan individuel et social. Chez Aristote, si on ne se laisse pas déborder par elle, la colère est positive lorsqu’elle se manifeste pour repousser les injustices. Chez Platon, le thymos incarne cette part de l’âme qui peut se dresser contre la personne elle-même lorsque celle-ci court le risque de perdre le respect de soi.
Sloterdijk analyse ce qu’il considère comme deux systèmes d’écrasement de la fierté, le christianisme et le communisme. Il rappelle que grande est la colère du Dieu monothéiste, contre l’ennemi et contre son propre peuple. La haine est un patrimoine entretenu dans l’Ancien Testament. Le christianisme en appelle au contraire au pardon et à l’humilité. Saint Augustin condamne la fierté, perçue comme la matrice de la rébellion contre le divin. Les êtres humains doivent renoncer à la colère pour mieux déguster leur joie vengeresse lors du Jugement dernier. Alors, il sera temps de savourer le spectacle de la cruauté infligée aux suppliciés.

Avant notre ère, les apocalypticiens colériques pouvaient se réjouir de cette imminente fin du monde. Le rapport au temps se transforme avec Jésus pour qui la date du grand soir importe moins, le Royaume de Dieu étant d’une certaine manière déjà là. Force est de constater aussi que le monde se refuse à disparaître. L’ère chrétienne trouve des arrangements avec l’existant tout en le dévalorisant, en l’abandonnant au prince de ce monde. Le diable devient le grand furieux ici-bas. La colère humaine est transférée dans une «banque de vengeance métaphysique» chargée d’établir une justice différée. Cette éthique du renoncement terrestre fait miroiter une damnation éternelle à double tranchant puisqu’elle hante aussi les bons et les humbles. Autour du XIe siècle, la notion de purgatoire viendra atténuer les excès de cette théologie de la colère.

Mais la peur est toujours là, avec l’idée qu’il faudra payer. Contre «l’esprit du remboursement» retenant la vie prisonnière du passé, Sloterdijk cite Bataille et Nietzsche. Dans le secteur économique aussi, on pourrait «briser le primat du passé et de l’obligation de rembourser» pour privilégier l’invraisemblable, les gestes qui vont de l’avant, le don volontaire au lieu de l’avidité. Dans la Grande-Bretagne des XVIIIe et XIXe siècles, on a vu des entrepreneurs s’efforçant de réaliser d’importants bénéfices pour en offrir la plus grande part, poursuit Sloterdijk, qui distingue un «horizon métacapitaliste» dans ces gestes rares. L’infirmité de l’idée communiste de l’économie provient selon lui de l’ardent ressentiment contre la propriété. Avec la création de cette nouvelle «banque mondiale de la colère», l’Histoire elle-même doit exécuter le Jugement dernier. Le communisme va séculariser l’enfer et rompre avec la tradition morale de la vieille Europe en désactivant le Cinquième commandement. Lénine professe l’injonction de tuer. Il faut susciter la peur pour arracher à l’immense paysannerie un semblant de soutien. Car si l’histoire du militantisme n’a pas manqué de corps colériques sous la forme de sociétés secrètes, cellules terroristes et révolutionnaires, partis, syndicats, organismes d’entraide et associations artistiques, tous motivés par le caractère répréhensible de «l’existant» et l’urgence de développer une culture de l’indignation, la mobilisation du prolétariat ne permettait pas à elle seule de maintenir les bolcheviques au pouvoir. Il fallait susciter les énergies combattantes grâce à l’ennemi commun menaçant la patrie, mais aussi en dérivant la «colère des masses» contre les koulaks, ces paysans plus ou moins aisés qui, eux, ne mourraient pas (encore) de faim.

Les énergies thymotiques sont à double face, insiste Sloterdijk. En 1917, la révolution a pu mobiliser la haine antitsariste, la colère des ouvriers, l’idéalisme des gens cultivés, les aspirations à la liberté de mouvement et à la redistribution des terres. Dans les années 1930, Staline a suscité les «énergies sales» que sont le ressentiment, la jalousie, le besoin d’humilier les gens apparemment mieux placés. Ce modèle «exterministe» bolchevique a été adopté par les mouvements nationaux d’Europe centrale et méridionale, sur lesquels il avait une longueur d’avance, écrit Sloterdijk, qui dénonce «l’ingénieuse mise en scène du fascisme de gauche comme antifascisme».

Désormais, estime le philosophe, l’illusion de l’argent facile, les jeux pyramidaux et le risque permanent d’insolvabilité menacent le système global. En dépit des catastrophes annoncées, économiques et environnementales, chacun aimerait croire qu’il sera lui-même épargné. Dans cette situation multi égoïste, aucun parti ne se profile pour tenter de rendre la colère «politiquement féconde» une fois que l’on aurait brisé le lien entre thymotique et extrémisme. Comment rendre leur fierté aux jeunes désespérés, au-delà de la satisfaction momentanée offerte par une soudaine attention médiatique qui incite à l’imitation? Des voitures incendiées aux graffitis autistiques, Sloterdijk voit dans le vandalisme une colère «qui a définitivement renoncé à chercher l’intellect».

Mais l’érotisme capitaliste n’enjoint-il pas précisément d’aimer les biens dont jouit ton voisin? Pour contrebalancer la primauté des appétits, un nouveau commandement a vu le jour: tu ne dois attribuer à nul autre qu’à toi-même tes éventuels insuccès dans la course à la jouissance. Un principe néolibéral de dureté caractérise les élites fortunées. Les personnes surgratifiées de manière chronique développent le talent de considérer leurs primes comme un tribut adapté à leur prestation ou, en cas d’absence de prestation, à leur seul être éminent et, pourquoi pas, à leur apparence physique. Le «lookisme» apporte la bonne nouvelle dans le monde entier.

Quant au peuple, désormais, c’est ce qui peut être certain de ne rien recevoir en échange de sa simple apparition. Désolidarisation et dépolitisation vont de pair, ainsi que la perte progressive du langage au profit de l’image et du chiffre. Les partis de gauche sont condamnés à lutter, avec des discours laids, contre les images de belles personnes et des tableaux de chiffres. La gauche selon Sloterdijk n’a pas su penser les enjeux de la coexistence humaine au sein des grandes unités sociales. Le sens de l’organisation sociale doit être de limiter la gêne de l’homme par l’homme. Le vandalisme fait apparaître la tendance sociophobique qui se manifeste partout contre les «exigences outrancières de la coexistence». A ce stade, c’est la misocosmie, l’hostilité au monde et à l’Etant dans son ensemble. Brûler une école, casser du mobilier public, saccager son propre environnement… il n’y a aucun combat pour quelque chose chez les «extrémistes du dégoût», fût-ce pour leurs propres intérêts. Ne reste que la manifestation la plus amorphe du déplaisir profond engendré par l’exigence d’exister et de coexister.

Le philosophe se demande alors si l’islam politique pourrait devenir un nouveau centre de collecte des «énergies dissidentes» sur la planète. Il écarte résolument cette possibilité car l’islam ne peut (encore) faire face aux réalités économiques, politiques, scientifiques et artistiques du monde contemporain. Ses chefs ne peuvent formuler pour l’avenir que des concepts non techniques et teintés de fureur. Compte tenu du contexte démographique, seule une petite partie des jeunes fondamentalistes pourra se manifester dans le terrorisme externe. Si l’on ne parvient pas à endiguer ces flots de colère par des moyens pacifiques, les guerres civiles feront le reste dans cette région du monde qui verra se réaliser, sous le manteau politico-religieux, «l’autodestruction des superflus».

Au passage, Sloterdijk réhabilite l’essai de Francis Fukuyama The End of History and the Last Man (1992) qui tente de comprendre la situation historique du monde à partir des combats pour la reconnaissance. Après les guerres sur le front extérieur, il reste les luttes de prestige et de jalousie entre citoyens du monde libre. La «société ouverte» présente toutefois l’avantage de créer des emplois même à partir des énergies sombres. La jalousie génère des carrières alternatives et des élites émergent en permanence des non-élites. Le sport aussi devient un système expansif de possibilités de victoire et de notoriété. Pourtant, en inventant la figure du perdant, le monde actuel engendre de nouvelles rancoeurs et annonce un capitalisme autoritaire.

Quelle action politique déployer après la fin de l’Histoire se demande le philosophe? Ni le terrorisme à l’heure de l’infospectacle, ni la nouvelle question sociale n’incarnent un «retour» de l’histoire. Notre monde posthistorique doit promouvoir une morale antiautoritaire et une conscience affirmée des normes, un respect pour les droits inaliénables de la personne.

Il ne faut pas considérer comme perdue la compétition avec les processus entropiques tels que la destruction de l’environnement et la démoralisation. N’esquiver aucun combat nécessaire, mais n’en provoquer aucun de superflu. Tourner le dos aux luttes tragiques fondées sur le ressentiment contre l’injustice passée. Domestiquer l’économie monétaire spéculative. Etendre l’Etat social à une dimension supranationale. Promouvoir une culture de la rationalité qui seule pourra combiner la faculté de se faire valoir avec la faculté de se relativiser soi-même. Le temps essentiel est le temps de se civiliser, conclut Sloterdijk. I

* université de Lausanne.

Colère et Temps, Peter Sloterdijk, traduction Olivier Mannoni, Libella-Maren Sell, octobre 2007.

Opinions Contrechamp Nadine Richon

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