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AUX FRONTIÈRES DU RÉEL

BIOTECHNOLOGIES – L’homme tel que nous le connaissons aujourd’hui ne sera-t-il bientôt plus qu’un vague souvenir? Anthropologue à l’Université de Lausanne, Daniela Cerqui* analyse les modifications biotechnologiques et s’en inquiète.

Augmenté de puces et de prothèses, l’homme pourrait quitter sa vieille enveloppe charnelle pour devenir un être hybride, à mi-chemin entre la machine et le réseau. Anthropologue à l’Université de Lausanne, Daniela Cerqui observe depuis des années ces modifications biotechnologiques. La question se pose selon elle de la définition même de l’humain: à quel moment, à force d’échanger, transformer et modifier nos organes, cessera-t-on d’être humain au sens où nous l’entendons aujourd’hui?
«Prise individuellement, chaque avancée biotechnologique a une portée thérapeutique précise», explique-t-elle en donnant l’exemple du coeur artificiel implantable. Ce dernier répond effectivement à une défaillance cardiaque mortelle (lire ci-dessous). En revanche, lorsque l’on considère ces prouesses scientifiques dans leur globalité, le tableau devient différent. Après le coeur, les reins puis les genoux et ainsi de suite? Si la société pouvait clairement affirmer qu’en touchant ou modifiant un organe, les chercheurs s’attaquaient à l’essence même de l’être humain, la situation serait plus aisée. A chaque découverte, nous serions à même de savoir si une règle fondamentale a été transgressée. «Le problème, souligne Daniela Cerqui, est que l’humain s’appréhende dans la globalité. Or chaque chercheur spécialiste dans son domaine particulier expérimente son petit morceau de corps. Peu de gens se demandent ce qui se passerait pour l’humain au sens large si on additionnait les avancées thérapeutiques de chacune des spécialités.»

Mais si l’on parle d’avancées, ne peut-on pas y voir précisément un progrès? Pour Daniela Cerqui, il faut s’entendre sur ce que signifie «améliorer». La copie conforme d’un organe n’est plus suffisante. Désormais, il s’agit d’augmenter les capacités de la physiologie à l’aide de la technologie. Une bonne chose en soi. Le danger pointe cependant dans certaines idéologies. Elle cite un rapport américain sur les «Converging technologies» témoignant du glissement actuel vers l’amélioration choisie pour elle-même. «Dans ce projet, il y a une volonté affichée d’altruisme: l’amélioration technique vise le bien-être collectif. En augmentant l’individu, sa productivité sera renforcée. Du même coup, la nation en profitera et, par effet boomerang, l’humanité tout entière. Le problème, c’est qu’en tant que personne, nous nous imaginons assez peu comme une petite roue dans le grand système de la productivité. Nous souhaitons vivre plus longtemps et en meilleure santé pour faire autre chose que travailler et être productif. Sauf que nous ne sommes pas en train de préparer une société qui correspond à ce genre d’idéal. Il s’agit plutôt de fabriquer des humains capables d’être plus performants plus longtemps afin de régler les problèmes qui s’annoncent comme, par exemple, celui du vieillissement massif de la population et de la pénurie de personnes actives.»

Mais comment résister à ce monde qui s’élabore presque sous nos yeux? «Des signes concrets montrent que nous sommes préparés idéologiquement à l’accepter», estime la chercheuse. L’histoire d’Oscar Pistorius, sprinter amputé des deux jambes et courant avec des prothèses en carbone, l’illustre selon elle à merveille. «A la mi-janvier 2008, une première décision du CIO annonçait qu’il ne pourrait pas participer aux différentes courses parce que ses prothèses lui conféraient une supériorité sur ses concurrents. Ces arguments rappellent le discours antidopage: l’athlète doit se dépasser, mais dans les limites de ce que la nature lui a donné. Le message est donc clair: non à l’amélioration artificielle.

En revanche, en marge des discours officiels, une publicité Puma, censée se dérouler en 2178, faisait la promotion d’une nouvelle chaussure. On y voyait un match de football virtuel avec des joueurs aux jambes extrêmement longues et musclées qui rappelaient celles de Pistorius. Le slogan était limpide: «En 2178, l’humain aura des jambes améliorées. Jusque-là, contentez-vous des chaussures Puma.» La concomitance de ce spot avec l’affaire Pistorius était peut-être fortuite, mais cela montre que ces idées ne choquent plus grand monde et même plaisent. C’est dire à quel point les représentations de corps améliorés sont omniprésentes dans nos sociétés. En un mot: nous sommes prêts.»

De quoi creuser encore le fossé entre riches et pauvres? «Je suis très pessimiste sur ce sujet. Si ce genre de fossé était l’occasion de repenser le monde, nous serions déjà confrontés à une action sociale d’envergure. Nous bâtissons un système de santé à deux vitesses depuis longtemps. Les gens résilient leurs assurances complémentaires parce qu’ils n’ont plus les moyens de payer. A-t-on pour autant voté pour la Caisse unique? Non. Par méconnaissance de l’importance du sujet? Peut-être. Pour qu’une crise portant sur un changement de l’espèce humaine suscite une réelle réaction, il faudrait aller très loin et très vite. Or, c’est par petits pas que nous avançons vers une autre forme d’espèce, sans même avoir conscience d’agir à l’encontre de l’humanité. Si une rupture sociale devait survenir, il serait déjà trop tard. Des individus auraient déjà franchi la barrière qui les sépare des hommes actuels. Que faire face à des êtres augmentés et plus évolués que nous ? Rien. Les personnes sans accès aux technologies de l’humain ne pourraient plus inverser le processus.»

Elle doute d’ailleurs de la volonté à s’insurger. «A voir nos réactions face à la fracture numérique, on peut en douter. Il y a ceux qui ont accès à internet et les autres, tout à fait convaincus qu’il faut absolument pouvoir se connecter à la toile pour vivre convenablement. Il en sera de même avec les humains «augmentés» et leurs victimes. Le discours annonçant ces biotechnologies comme accessibles un jour à tous et effaçant d’un seul coup tous les clivages s’imposera.»

Ce discours est celui du mouvement transhumaniste dont Kevin Warwick, professeur de cybernétique de l’Université de Reading, est la figure de proue. «Son» monde sera fortement uniformisé. Plus le champ thérapeutique s’élargit, estime la chercheuse, plus la tolérance vis-à-vis des écarts à la norme se restreint. Elle cite le cas de la trisomie. «A l’heure du diagnostic prénatal, la possibilité de laisser venir au monde un enfant trisomique est de moins en moins acceptée aux yeux de la société. Comme techniquement nous sommes capables d’éviter de tels accidents, l’enfant trisomique est devenu un constat d’échec à lui tout seul. Il est toujours difficile de s’écarter des normes établies par une société. La variabilité et les exceptions deviendront de moins en moins acceptables.»

Daniela Cerqui évoque une petite fable animale selon Kevin Warwick. «Selon lui, nous avons des vaches dans les prés car cela nous arrange. Elles produisent du lait. De la même manière, demain, il y aura des gens «implantés» et d’autres qui ne le seront pas, par choix ou par manque de moyens. Les personnes non implantées seront, selon lui, traitées comme nos vaches actuelles. Je refuse l’alternative d’être implantée ou d’être traitée comme une vache. Il existe une troisième voie. Seulement, il faut agir maintenant.»

Le rôle de l’anthropologue est donc d’alerter? «Il me semble que oui. Car, si dans leurs réalisations concrètes, les rêves transhumanistes sont encore largement des fantasmes, l’idéologie qui les sous-tend est, elle, déjà bien présente. Entre un système de santé comme le nôtre dont le but est de repousser par tous les moyens la mort et un discours qui rêve d’immortalité et de cryogénisation, la différence n’est pas dans la nature de la pensée, mais dans son degré. En d’autres termes, le concept est déjà bien présent. Chaque découverte technoscientifique annonce ces changements. Il ne faut donc pas se limiter à l’usage thérapeutique premier toujours mis en avant, mais penser à ce que tout cela peut impliquer pour la société.» I

* Maître assistante à l’Institut d’anthropologie de l’Université de Lausanne et auteur d’une thèse sur la cybernétique, Daniela Cerqui s’intéresse particulièrement à la relation entre la société et la technologie.

** Les deux textes de cette page sont tirés d’une interview originale de Daniela Cerqui, réalisée par Michael Balavoine, Marina Casselyn et Betrand Kiefer, publiée dans la Revue Médicale Suisse, n° 186 du 14 janvier 2009. Adaptation: Nadine Richon (UNIL).

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