Contrechamp

LE BAROMÈTRE DU «RELIGIEUX»

SOCIÉTÉ – Les croyances ont-elles encore une prise sur la modernité? C’est l’une des questions qu’explore le professeur Pierre Gisel, organisateur d’un colloque sur le «croire», qui s’ouvre jeudi prochain à l’Université de Lausanne.

Comme vient de le montrer la cérémonie d’investiture du nouveau président américain, la scène politique, d’une certaine manière encore, se nourrit de religieux. Un colloque interdisciplinaire organisé à l’Université de Lausanne les 29 et 30 janvier, dans le cadre de la Faculté de théologie et de sciences des religions, s’interrogera précisément sur cette scène du religieux en tant que scène sociale. Une croyance est en effet toujours d’abord partagée entre les individus d’une même société ou d’un même groupe. Elle implique ainsi en elle-même un rapport entre acte individuel et contexte collectif, et de toute façon entre un sujet humain singulier et un monde qui le dépasse.
Parce qu’en définitive, il n’y a pas du «croire» que dans le religieux. Du croire se cache ou s’infiltre en effet dans ce qui fait l’«être-ensemble», le vivre commun, nos identités collectives, individuelles aussi. Dans le rapport à l’autre, à soi, à ce qui nous dépasse, nos appartenances, le rapport à la mort, les normalités et les transgressions. Ce qui nous constitue, et qui réagit parfois irrationnellement quand il se trouve touché. Bref, ce qui a donné telle forme à notre culture, à nos consensus de base, à ce qui fait notre histoire, nos traditions, nos manières d’agir et de nous organiser, notre «civilisation».

La culture chinoise, les sociétés islamiques, le patrimoine indou ou les monothéismes issus de la Bible ne sont pas ici semblables. Le croire touche ainsi une donnée qui traverse les religions, à laquelle les religions donnent forme, de façon diverse, centrale ou non selon les cas, mais qui les dépasse: il y du «croire» au coeur de toute vie en société, de fait et souvent implicitement, en deçà donc des organisations religieuses conscientes, assumées et instituées. La donnée ici en cause relève du symbolique qui organise nos visions du monde et de ce qu’est l’humain; elle relève du rituel aussi, avoué ou non, des pratiques, de nos organisations institutionnelles, politiques ou autres.

Croire, ou ne pas croire. Religions ou athéisme, ou au moins agnosticisme. Une ligne de partage qui traverse la modernité et qui ne peut être sous-estimée. Mais tout ne s’y résume pas. Le dossier est plus complexe. Au plan anthropologique et au plan de ce que les sociologues appellent le «lien social». Le colloque sera l’occasion de s’interroger sur les croyances. A commencer par leur diversité. Tous ne croient pas de la même manière. On peut être monothéiste ou non; et, en monothéisme, on peut croire de façon diverse – à côté de l’islam, le judaïsme sera bien représenté au colloque.

En outre, chaque tradition bouge et se modifie, aux prises avec des histoires complexes. Cette diversité des croyances est stimulante, pour chacun. Elle est source de conflits aussi, on ne le sait que trop. Mais si le terrain des croyances est riche et instructif, le colloque ne veut pas pour autant l’isoler, comme si les croyances pouvaient être prises pour elles-mêmes. Le regard, l’interrogation et la discussion devront être plus larges. A partir des «sociétés et des cultures», comme le dit le titre même de cette rencontre entre historiens, philosophes, anthropologues et chercheurs en religions. Les intervenants viennent de France et de Suisse romande, de Beyrouth aussi, ce lieu de coexistence, de carrefours et de conflits des monothéismes.

Etre croyant ou ne pas croire. La modernité a critiqué les religions, leurs traditions arbitraires, leurs violences, leurs illusions, leurs répressions à l’égard de l’autonomie personnelle. Elles y ont substitué du savoir critique et la visée d’une organisation démocratique de la cité. Tout «croire» a-t-il pour autant disparu? Ou le «croire» s’est-il déplacé, quitte à se modifier?

Dans nos sociétés qu’on dit volontiers «postmodernes», des sagesses anciennes séduisent. Issues de matrices religieuses autres. Orientales notamment. Mais nos sociétés les investissent comme sagesse justement; non comme religions. Ou les présentent comme équilibre de vie. Des voies à pratiquer ou à expérimenter. Non tellement un ordre de choses auquel donner sa «foi», en confiance (en latin, le mot foi veut dire confiance), dans un engagement d’existence où chacun risquerait sa vie en s’en remettant à une transcendance de forme personnelle. Mais plutôt l’expérience d’«énergies», plus anonymes, et sur lesquelles se «brancher». Au total, de la «spiritualité» peut-être. Mais autre qu’une religion justement. Le bouddhisme séduit, mais on dit en même temps, significativement, que ce n’est pas une religion.

Quant au philosophe français André Comte-Sponville, il écrit une «introduction à une spiritualité sans Dieu». Les croyances ne sont même pas en diminution. Tout en changeant en profondeur, elles se déplacent. Le montrent bien ce que les sociologues nomment «Nouveaux mouvements religieux», les raéliens, la scientologie, l’Ordre du temple solaire, d’autres encore. Ou encore, à l’intérieur des traditions héritées, la montée des fondamentalismes.

Tous différents mais tous réactifs; et tous quand même modernes: ce n’est pas pour rien qu’ils se présentent comme détenteurs de savoirs auxquels se rallier. Ainsi les créationnistes, tenant que la Bible a dit vrai en termes de savoir, et croisant le fer avec les tenants de l’évolution sur le même terrain qu’eux. Ou encore les sagesses anciennes s’affirmant détentrices de savoirs que les savoirs modernes ne veulent pas reconnaître.

Ces mouvements ou tendances ne se présentent pas vraiment comme religions qui assumeraient qu’elles répondent, au profond de l’humain et de sa vie en société, d’autre chose que du savoir, comme l’émotion esthétique relève elle aussi d’autre chose que du savoir, ou encore d’autre chose que de la morale.

Le religieux, avec ce qui s’y passe, est un bon baromètre d’une société donnée. Au travers des quêtes religieuses se disent en effet des refus, significatifs, et des désirs, tout aussi significatifs. Significatifs par rapport aux traditions: le christianisme en crise, le monothéisme accusé d’être trop intolérant, unifiant, totalisant. Et significatifs par rapport à notre présent: une société en perte de sens, désespérément technocrate, fonctionnaliste, déséquilibrée aussi dans son rapport à la nature, ou au cosmos.

On ne dira pas ici que ce sont d’abord la crise ou les recompositions des religions qui affectent notre vivre ensemble, et qu’il conviendrait de retrouver les forces du religieux aujourd’hui malmenées. Certains le pensent. Mais c’est selon un regard trop restrictif; souvent réactif, parfois simplement défensif ou conservateur. On tiendra en revanche que ce qui bouge dans le religieux ou à propos du religieux ouvre une interrogation sur l’humain, sur ce qui le constitue et comment cela se noue; de même que ce religieux renvoie à la société et aux cultures, ce qui les tient ou les traverse, ce qui leur permet d’évoluer ou non, avec, chaque fois, des chances et des risques. I

* Spécialiste des institutions et des théologies chrétiennes à l’UNIL. Texte co-écrit avec Nadine Richon.

Colloque «Le croire au carrefour des sociétés et des cultures», je. 29 et ve. 30 janvier 2009, Université de Lausanne (Dorigny), bâtiment Anthropole, salle 1129, entrée libre. Programme complet: http://www.unil.ch/theol

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