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LE CONFLIT FAVORISE LES PROGRÈS

ÉDUCATION – Professeur de psychologie sociale à l’université de Lausanne, Fabrizio Butera défend l’idée que le conflit est bon pour l’apprentissage des enfants lorsque l’interaction est fondée sur le dialogue – y compris entre élèves de niveaux différents – et non sur la compétition.

Quand mes enfants allaient à l’école enfantine et primaire, il leur arrivait régulièrement de se retrouver dans une classe à double degré, avec des enfants qui étaient de la classe précédente ou suivante. Un phénomène qui m’a toujours surpris est que, chaque année, à la réunion avec les parents, lorsque l’enseignante annonçait que la structure de la classe était constituée d’élèves de deux niveaux différents (par exemple 1ère et 2ème primaire), on entendait beaucoup de craintes de la part des parents de la classe la plus avancée, qui s’inquiétaient que leur enfant n’apprenne pas autant qu’il le pourrait, retenu en arrière par des enfants plus jeunes. Chaque année, j’intervenais pour expliquer que leurs enfants ne seraient pas lésés dans leur apprentissage, et qu’ils seraient même plus stimulés que dans une classe à degré unique, mais rien n’y faisait: s’il est une conviction fortement enracinée dans les croyances sur l’école, c’est bien que l’apprentissage est un processus d’accumulation des connaissances et que donc un enfant ne peut rien apprendre d’une interaction avec un autre qui en sait moins.
Pourtant, mes interventions étaient motivées par une importante série de recherches, connues depuis longtemps et, qui plus est, réalisées dans la région. En effet, déjà dans les années 1970, Willem Doise et Gabriel Mugny ont lancé à Genève un programme de recherche qui a montré que l’apprentissage ne procédait pas simplement par accumulation successive des connaissances, et que justement un enfant pouvait progresser en interagissant avec un autre enfant de niveau moins avancé1.

Voyons dans les grandes lignes l’une des expériences qui ont permis de découvrir ce résultat. Les enfants devaient dans un premier temps résoudre un problème d’orientation spatiale de façon individuelle. Cette première phase permettait de les classer en trois catégories, en fonction de leurs résultats: les moins avancés, les intermédiaires et les plus avancés. Ensuite, les chercheurs formaient des paires symétriques – par exemple deux enfants moins avancés – et des paires asymétriques – par exemple un enfant moins avancé avec un enfant intermédiaire. Ils proposaient alors aux enfants, dans une deuxième phase, un exercice similaire, mais cette fois-ci la résolution du problème devait se faire par deux. Finalement, dans une troisième phase, les enfants étaient de nouveau confrontés à un problème de même type qu’ils devaient résoudre de façon individuelle. Cette dernière phase permet de mesurer la performance de chacun des enfants au-delà de la performance commune à la paire, mais elle permet aussi de contrôler s’il y a un progrès réel, c’est-à-dire si la résolution du problème est meilleure à la phase 3 qu’à la phase 1.

Si l’on est convaincu que l’on peut seulement apprendre lorsque quelqu’un qui en sait plus que soi transmet de l’information pertinente, alors on ne peut rien espérer concernant le progrès d’enfants intermédiaires qui devaient interagir avec un enfant moins avancé qu’eux. Or les chercheurs genevois ont non seulement trouvé que les enfants intermédiaires progressaient bien après une interaction avec des enfants moins avancés, mais qu’ils progressaient même davantage que s’ils avaient été seuls ou s’ils avaient interagi avec des enfants de même niveau.

L’intérêt de cette étude ne réside pas seulement dans la démonstration qu’il est possible de progresser avec quelqu’un de moins avancé que soi. L’étude oblige surtout à repenser la vision de l’apprentissage dominante dans la plupart des systèmes éducatifs, celle de l’apprentissage par accumulation des connaissances, qui est incapable d’expliquer le résultat reporté plus haut. Une vision alternative de l’apprentissage a dû être élaborée, conceptualisée par le terme de «conflit sociocognitif».

Selon les chercheurs, lorsqu’on interagit avec les autres, il arrive très souvent qu’on ne soit pas d’accord, puisque les histoires de vie, les formations ou les cultures différentes amènent souvent à des points de vue différents. Le conflit qui résulte de ces différences de point de vue est donc à la fois social – on est en désaccord – et cognitif – on doit reconsidérer son point de vue, se décentrer des connaissances que l’on croyait établies et les remettre en discussion. Or c’est justement cette reconsidération qui est productive: que l’on intègre le point de vue de l’autre ou qu’on le rejette, on en sortira plus avancé, puisqu’on aura dû se poser des questions sur les fondements de sa connaissance.

Ainsi, un enfant qui doit interagir avec un autre enfant plus jeune et qui n’est pas d’accord avec lui sera obligé de se poser des questions sur ses connaissances, même s’il a raison: c’est là l’explication psychosociale du très ancien principe qui docet discet de Sénèque; autrement dit «enseigner, c’est apprendre deux fois». Mais comment être sûr que c’est vraiment le conflit qui est responsable du progrès? Dans l’expérience susmentionnée, on ne trouvait pas beaucoup de progrès lorsqu’on mettait ensemble deux enfants moins avancés: ils faisaient les mêmes erreurs et se mettaient rapidement d’accord sur des solutions erronées. Dans une autre expérience, des enfants de niveau similaire ont alors été confrontés au même exercice, mais en les mettant l’un en face de l’autre: dans ce problème d’orientation spatiale, ils arrivaient toujours à des solutions incorrectes, mais ces solutions étaient opposées, en conflit. Cette opposition forçait les enfants à se décentrer de leur point de vue, stimulait la réflexion sur les propriétés du problème, et amenait in fine à un progrès remarquable. C’est donc bien le conflit qui est responsable du progrès.

Ces trente dernières années, les recherches sur le conflit sociocognitif se sont beaucoup développées, notamment pour spécifier dans quelles conditions les conflits sont ou non constructifs. La recherche présentée ci-dessous en donne un bon exemple. Cependant, ces études, bien connues des chercheurs, restent ignorées du grand public et surtout des enseignants et des responsables des politiques de l’enseignement. C’est pourquoi nous venons de publier un livre dont le titre est précisément Des conflits pour apprendre dans lequel trois générations de chercheurs – de la troisième à la première, Céline Darnon, Fabrizio Butera et Gabriel Mugny – présentent d’une façon accessible les recherches qui concernent le rôle du conflit dans l’apprentissage2. Selon nous, le conflit sociocognitif devrait devenir un outil pédagogique incontournable, mais bien entendu cela demande que l’interaction entre enfants devienne un but pédagogique à part entière. Comme le propose avec force la conclusion de ce livre: «A l’heure où l’on se soucie du fait que l’école ‘fabrique du crétin’, et où l’on s’inquiète d’une société marquée par l’absence de débat, le conflit nous apparaît plus que jamais comme un outil indispensable à la construction du savoir, à l’acquisition de connaissances, et à la formation d’un esprit citoyen, critique et réfléchi.» I

1 Doise, W., & Mugny, G. (1981), Le développement social de l’intelligence, Paris, InterEditions.

2 Darnon, C., Butera, F., & Mugny, G. (2008), Des conflits pour apprendre, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.

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