Bernard Lang, directeur de recherche à l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) et vice-président de l’Association française des utilisateurs de Linux et des logiciels libres (AFUL), fait partie de ces informaticiens engagés qui, au lieu d’imaginer des utopies, militent pour la généralisation de modèles de développement certes alternatifs, mais ayant fait leurs preuves. Ainsi, à l’occasion d’un colloque sur la santé publique1, il a présenté les spécificités du monde immatériel en général et des logiciels libres en particulier. Il a proposé d’étendre à la littérature scientifique ce mode production. Le chercheur a d’abord rappelé que loin d’être marginal, le modèle des logiciels libres ou «open source» s’est imposé comme la seule alternative crédible au monopole de Microsoft. Là où même des géants industriels de l’informatique comme IBM avaient échoué, les logiciels libres comme le système GNU/Linux ou le navigateur Firefox gagnent régulièrement du terrain sur les produits Windows.
Quatre libertés intangibles
Comment expliquer ce succès grandissant? Pour Bernard Lang, l’organisation sur laquelle reposent les logiciels libres est la mieux adaptée à la civilisation numérique dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques années. Les logiciels libres bénéficient de quatre libertés intangibles: celle de pouvoir être utilisés, copiés, étudiés et améliorés. Ces qualités leur permettent un développement collaboratif et surtout de tirer le meilleur parti des potentialités offertes par la dématérialisation des biens. Les biens immatériels comme les programmes informatiques ou la connaissance présentent en effet des qualités particulières et totalement différentes des objets matériels. Contrairement au monde matériel, dans lequel la rareté confère de la valeur à un objet – pensons par exemple aux matière premières comme le pétrole ou le blé –, c’est la profusion qui augmente la valeur d’un bien immatériel. Plus précisément, sa valeur augmente avec le nombre d’usagers. L’e-mail illustre parfaitement le problème. Un système qui permettrait de n’envoyer des messages qu’à un nombre très limité de personnes aurait très peu de valeur quelles que soient ses qualités et serait voué à disparaître. D’autre part, et c’est là l’essentiel du monde immatériel, le coût de reproduction des objets y est quasi nul. «Prenez un cordonnier, continue Bernard Lang. S’il veut distribuer ses chaussures à travers la planète, il lui faut une usine, des ouvriers, de la matière première, des moyens de transports, etc. Alors qu’aujourd’hui, pour distribuer un programme ou un morceau de musique, il suffit d’un site web sur lequel tout le monde peut venir copier cette création.»
Empêcher les plantes de se reproduire
Passer d’une économie de la rareté à une économie de l’abondance ne va pas sans poser de problèmes, notamment aux industriels. Pour maintenir leurs avantages, ils multiplient les dispositifs empêchant la reproduction des biens immatériels. Ce sont des mesures juridiques comme les lois sur la propriété intellectuelle qui punissent sévèrement les contrevenants, ou alors des dispositifs techniques comme les DRM (Digital Right Management)2 qui empêchent par exemple de recopier un film pour le partager avec des amis. Bernard Lang inclut également dans ces moyens tous les dispositifs technico-juridiques qui brident le partage et la reproduction des semences, des biens certes matériels, mais que leur capacité de reproduction rapproche des biens immatériels.
Du papier au web
Enfin, l’informaticien termine en évoquant la question de l’édition scientifique qui illustre parfaitement les problèmes posés par ce phénomène de dématérialisation. D’un côté, les éditeurs qui souhaiteraient garder les avantages économiques du monde matériel en limitant la diffusion des articles scientifiques par des accès payants. De l’autre, les chercheurs pour lesquels plus un article est lu, plus il a de valeur, et qui ont donc intérêt à favoriser un accès libre aux résultats de leurs recherches. Sans surprise, Bernard Lang prend position pour les seconds en les encourageant à s’engager pour des solutions de publications qui permettent une communication totalement libre des connaissance scientifiques. I