La mort, inévitable échec de la médecine
Un anthropologue dans les couloirs des soins palliatifs. Voici deux ans qu’Ilario Rossi1 brosse le portrait de la mort dans le monde occidental. Les évolutions de la société, ses valeurs plus ou moins enfouies apparaissent en reflet dans les yeux de la grande faucheuse. Autour du corps des mourants tournoient tabous, enjeux de pouvoir médicaux et, bien sûr, polémiques. En Suisse, Dignitas alimente la chronique: transparence des comptes, suicides à l’hélium. En France, l’émotion suscitée par le visage martyr de Chantal Sébire ébranle les lois et les certitudes. Dans ce contexte agité, le travail d’Ilario Rossi n’en est que plus précieux.
José Pereira, directeur des soins palliatifs, lui ouvre régulièrement la porte de son bureau. A force de rencontres, le médecin et l’anthropologue partagent désormais un tutoiement complice, et parfois même quelques opinions. Ils engagent ici un dialogue serein. L’occasion de prendre un peu de recul face à la polémique qui enfle.
L’idée de la mort a beaucoup évolué. Les soins palliatifs sont-ils la réponse du milieu médical à cette évolution?
José Pereira: Je le pense. L’attitude des médecins face à la mort a changé pendant les années 1930-1940, avec notamment la découverte de la pénicilline. L’arrivée de ces nouveaux traitements a bouleversé la culture médicale. Avant cela, on pouvait mourir d’une pneumonie. La mort était un élément normal de la vie. Maintenant, elle ne représente plus que l’échec. La résistance du corps médical face au sujet de la mort va croissant. Les médecins n’osent plus en parler à leurs patients. En conséquence, et jusqu’à récemment, certains praticiens continuaient d’administrer des traitements de chimiothérapie extrêmement lourds à des malades, alors même qu’ils ne pouvaient que constater que tout était fini. Au début, les soins palliatifs avaient surtout pour but de remédier à ces traitements inutiles.
Ilario Rossi: Les soins palliatifs émergent comme une sorte de contre-position face à certaines dérives médicales. On veut éliminer l’acharnement thérapeutique, ne plus laisser mourir les gens anonymement dans une chambre d’hôpital. Il s’agit aussi de répondre à des demandes de sens des patients face à ce moment très particulier. Il était nécessaire qu’un secteur de la médecine s’octroie les moyens techniques et les réflexions pour répondre à la question de la fin de la vie. Et ce d’autant plus qu’avec la crise des religions instituées, la société a délégué à la médecine la prise en charge de la mort. On le constate très simplement: aujourd’hui, quand on meurt, c’est le corps médical que l’on sollicite.
Il y a aussi les associations comme Dignitas ou Exit.
Ilario Rossi: Effectivement. Je pense néanmoins qu’il est important de faire la différence entre les soins palliatifs, qui relèvent de compétences scientifiques et des politiques publiques, et les mouvements associatifs. Ces derniers ne sont pas déterminés par une volonté politique, mais émergent directement de la base de la société. Avec près de 10 000 membres, Exit a atteint une sorte de masse critique. Cela démontre à quel point la question du suicide assisté est devenue une préoccupation sociale très importante. Par contre, la médecine continue de jouer un rôle dans ces deux contextes. Même si les mouvements associatifs sont en quelque sorte autorégulés, c’est la médecine qui détermine les conditions – évidemment, j’écarte ici les récents dérapages de Dignitas.
C’est précisément suite à ces dérapages que des voix s’élèvent pour que le suicide assisté soit encadré plus strictement. Pourrions-nous imaginer que les soins palliatifs prennent le relais?
José Pereira: Nous parlons de choses totalement différentes. L’assistance au suicide n’est pas un élément de soins palliatifs. Nous n’écourtons pas la vie artificiellement, cela fait partie de la définition même de notre métier. Et puis, il faut tout de même se rendre compte que le suicide n’est pas le choix par défaut. La majorité des Suisses meurent de manière naturelle.
Ilario Rossi: Ce sont deux alternatives différentes. Je dirais même que, dans notre contexte particulier, les soins palliatifs se veulent être une réponse pondérée au suicide assisté.
José Pereira: Les associations proposent aux gens de choisir entre une mort lente, atroce et indigne ou un suicide rapide et indolore. Ce n’est pas un choix fondé. Aux soins palliatifs, on s’attache à ce que les gens meurent dignement, on atténue les souffrances. Le véritable problème, c’est que cette option n’existe pas partout. De nombreux cantons n’ont même pas de service de soins palliatifs de base. Seul Vaud, le Tessin et St-Gall ont des unités mobiles de soins palliatifs.
Mais si un patient demande expressément la mort? N’est-ce pas sa liberté individuelle qui devrait primer?
José Pereira: La liberté du patient est un des piliers de notre profession. Mais il y a aussi la garantie d’un accès égal aux soins, ou l’éthique médicale. Il est important de maintenir un équilibre. A tout axer sur la liberté, on pourrait sacrifier les autres aspects. Et puis, tout le monde n’est pas favorable à l’euthanasie ou au suicide assisté. Ces idées aussi doivent être respectées.
N’y a-t-il pas des cas où la médecine palliative est impuissante face à la souffrance du malade?
José Pereira: Il y a beaucoup de choses qu’il est possible de faire. Imaginez un patient dont les bronches sont tellement encombrées par le cancer qu’il en a le souffle très court. Bien sûr, nous disposons de médicaments pour aider la respiration. Mais le malade ne supporte plus sa situation, et il nous le dit. Nous ne pouvons pas écourter sa vie, mais en même temps, nous nous devons de respecter sa liberté… Que faire? Nous disposons d’un traitement éthiquement acceptable, la sédation palliative. On endort le patient. Il peut s’agir d’un sommeil profond ou, au contraire, très léger. Dans ce dernier cas, les gens se sentent bien, ils ouvrent les yeux de temps à autre et peuvent converser avec leurs proches. De plus, une sédation correctement effectuée n’abrège en rien la vie du patient. En définitive, que ce soit la médecine ou la religion qui prenne en charge la fin de la vie, nous sommes rarement totalement libres face à notre propre mort…
Ilario Rossi: Dans d’autres cultures, c’est clairement le collectif qui prime sur l’individu. Des représentations collectives, voire religieuses ou spirituelles influent le point de vue sur la mort. Dans notre société, c’est l’individu, ses aspirations et ses envies qui sont au centre du social. Cependant, il est indéniable qu’en soins palliatifs il y a des procédures standardisées, et que l’individu doit s’y soumettre. Nous sommes à un moment de l’histoire où les logiques institutionnelles doivent forcément s’articuler avec les volontés individuelles, et les soins palliatifs se trouvent à la croisée. D’où la difficulté de leur position. Mais en tant que spécialité médicale, ils sont aujourd’hui encore en train de se construire.
José Pereira: D’ailleurs, les soins palliatifs ne sont toujours pas reconnus comme tels en Suisse. Il faudrait non seulement qu’ils deviennent une spécialisation, mais aussi que le corps médical – oncologues, infirmiers, chirurgiens, généralistes – confronté à des patients atteints de maladies incurables soit formés aux soins palliatifs de base. Alors même que l’UE recommande au moins 40 heures de cours sur le sujet pendant un cursus, la moyenne suisse n’est que de huit heures pour six ans d’études! Et malgré l’intérêt réel affiché par Lausanne, je me dois de constater qu’elle n’est hélas pas un leader dans ce domaine – même au niveau suisse.
Les soins palliatifs souffrent-ils d’un problème de légitimité par rapport au reste du corps médical?
Ilario Rossi: Ils doivent en effet se distinguer de la médecine curative. En pratique, ce n’est pas donné d’avance. Dans le cas particulier d’un malade, doit-on passer du curatif au palliatif? La transition n’est pas forcément déterminée par un savoir scientifique, mais aussi par des enjeux relationnels, des discussions entre médecins.
José Pereira: D’ailleurs, quand les autres services nous confient un patient, il est souvent trop tard, il ne lui reste que trois ou quatre jours à vivre.
Ilario Rossi: Cela tient peut-être au fait qu’à Lausanne, les soins palliatifs ne sont pas un service avec des lits, où les gens pourraient entrer suffisamment tôt pour que l’on engage un processus d’accompagnement digne de ce nom. Ce sont les autres services qui les appellent en consultance, s’ils considèrent en avoir besoin. Finalement, l’intervention des soins palliatifs dépend rarement de la personne, de la famille – les gens qui sont concernés en premier lieu – mais du corps médical, que ce soit en soins intensifs, en oncologie…
José Pereira: Certains médecins comprennent bien le problème, d’autres nous appellent systématiquement trop tard. Il est frustrant de savoir que parfois nous aurions pu faire quelque chose, mais que personne ne nous a appelés…
En pratique, qu’est-ce pour vous qu’une «bonne mort», si tant est que l’expression soit adéquate?
Ilario Rossi: Le bien mourir, c’est tout d’abord une idéologie, et ensuite une aspiration légitime. C’est une idée nécessaire, à opposer à la mort à l’hôpital, parce qu’aujourd’hui encore, il faut le dire, on y meurt parfois très mal. Mais dans la pratique, on ne peut pas parler de bonne mort. Il y a des morts dont le contexte permet à la personne de trouver des réponses à ses propres questions, mais de là à les qualifier de «bonnes»… C’est un pas que je ne franchirai pas. Aux soins palliatifs, les employés sont très conscients que leur travail ne consiste pas tant à assurer une «bonne mort» – si tant est que cela veuille dire quelque chose – que d’accompagner le mourant, de donner du sens, de permettre à la personne de ne pas s’en aller de manière totalement éclatée et entropique. En pratique, on peut par exemple remettre en relation des enfants et des parents qui ne se parlaient plus, au moment où l’un des deux s’apprête à mourir.
José Pereira: Dans mon expérience, j’ai constaté que ce que veulent les gens, c’est parler à leur famille, revenir sur leurs succès et leurs échecs. Une mort qui se passe bien, c’est quand le malade décède dans le lieu qu’il désire – pour beaucoup, chez soi. C’est aussi une mort où les symptômes sont contrôlés, où la personne est entourée de ses proches, trouve un sens à sa vie et sente qu’elle laisse derrière elle une forme de trace, d’héritage. Notre but, c’est de réunir les conditions les meilleures possibles pour que tout cela se réalise. I
* Paru dans le mensuel de l’Université de Lausanne Uniscope, n° 534 d’avril-mai 2008.
1 Ilario Rossi est coauteur d’une recherche intitulée Médicalisation de la vie, gestion de la mort. L’émergence des soins palliatifs comme problématique socioculturelle, avec Anne Rose Foley, François Kaech, Yannis Papadaniel. L’anthropologue donnera une conférence publique sur ce thème, jeudi 18 juin à Genève, de 15 h 15 à 16 h 30, à la Haute école de santé, dans le contexte de la formation postgrade, DAS en oncologie et soins palliatifs (47, av. de Champel, entrée: 20 francs).