LES FAUSSES IDÉES SUR LA RELIGION
L’actualité s’étend ces derniers mois sur la «permanence du religieux». Elle fait état d’une nouvelle sensibilité vis-à-vis de l’héritage chrétien: elle relate les propos d’intellectuels pour qui l’«horizon de sens» reposant sur la foi et la transcendance constituerait l’incontournable garde-fou contre la perte des valeurs et les menaces du relativisme. Dans ce contexte, s’inscrivent les récents propos de Nicolas Sarkozy, qui ont rallumé en France le débat sur la laïcité; les réactions scandalisées face au refus des universitaires romains d’accueillir Benoît XVI pour l’ouverture de l’année académique de l’athénée romain; les nombreuses parutions d’articles et d’ouvrages redécouvrant le message chrétien et son «sens profond». On peut se demander ce qui sous-tend tous ces discours et dans quelle mesure ils sont conciliables avec les orientions constitutives de notre modernité.
Ce qui frappe d’emblée dans ces propos censés replacer le sacré au coeur des préoccupations de la cité est leur convergence avec la reprise de thèmes nationalistes, la religion étant souvent présentée comme un marqueur identitaire fort. De fait, la question du «religieux» revient souvent, lorsqu’il est question d’évaluer le degré d’intégration des étrangers et de répondre à l’émergence d’identités religieuses qui revendiquent une plus grande visibilité publique. Dans cette conjoncture historique dominée par les conflits chroniques au Moyen Orient, la menace terroriste, la prolifération des fondamentalismes, tout se passe en effet comme si l’Europe éprouvait des difficultés à concevoir en termes de droit les différences éthiques et culturelles que le système pluriculturel dans lequel nous baignons rend particulièrement saillantes.
Visiblement, dans ce contexte, les politiques et les intellectuels, tout comme les médias, éprouvent de sérieuses difficultés à se rappeler et à nous rappeler qu’un modèle anthropologique spécifique définit et singularise la culture moderne. Ce modèle repose principalement sur le critère égalitaire de la citoyenneté inclusive, laquelle s’exprime dans l’état de droit, au lieu de reposer sur des critères d’appartenance communautaire, lesquels sont en général d’ordre ethnique ou confessionnel.
Ces difficultés sont dues à l’incapacité de dégager, au niveau non pas institutionnel mais proprement symbolique, un horizon de sens qui corresponde véritablement au modèle civil de l’inclusion et de la généralisation égalitaire; c’est celui qui définit notre modernité. C’est donc faute de rappeler que seul un horizon symbolique en phase avec le modèle «civil» – et non religieux – serait en mesure de dissiper les préjugés culturels présents ici et là dans les débats actuels sur la force des «identités religieuses» comme vecteurs sociaux.
Ces préjugés sont l’héritage direct du monothéisme compris en tant que «religion des fondements»; les principes en sont pensés comme absolus et universels; l’autorité en est inscrite dans une transcendance métahistorique et métasociale. Nous avons affaire en Occident, d’une part, à un modèle sociopolitique égalitaire et inclusif, qui repose sur le contrat et sur l’arbitraire (au sens positif du terme); et de l’autre à un horizon de valeurs vécues comme nécessaires et exclusives, sur lequel viennent aujourd’hui se greffer maints discours portant sur «le retour du sacré» et annonçant «la fin des grands récits modernes» (marxisme, scientisme, laïcité, etc.) et «l’avènement d’une phase post-séculière». Or, la question serait de se demander si la réflexion développée par l’anthropologie et l’histoire comparée des religions n’aboutit pas à un diagnostic tout différent, qui contrasterait avec ces clichés sur la «force du religieux» émanant souvent des milieux les plus conservateurs de la société civile et politique – qui se trouvent être en même temps les tenants du modèle néolibéral et du nouvel ordre mondial.
C’est un fait qu’une évidente sécularisation s’est bel et bien effectuée à certains niveaux de la société civile, mais c’est un fait aussi que la sécularisation symbolique de «l’univers de sens» qui structure la vision du monde en Occident semble avoir échoué. La preuve de cet échec se manifeste notamment dans l’attribution au religieux d’un «pouvoir de sens» et d’une «fonction instituante» très forte. La revendication du caractère inexorablement chrétien de la modernité, l’affirmation du rôle de la religion dans le fondement du lien social, la tendance à confessionnaliser les problèmes sociaux et politiques – comme dans les banlieues en France – contribuent pour une large part à entretenir un esprit religieux au sein même des structures de la vie civile (par définition étrangère aux critères des appartenances religieuses), et au sein même de la laïcité.
Il n’y a pas eu en Europe de réelle «sortie du religieux». La sécularisation n’échappe toujours pas, malgré les efforts consentis depuis plusieurs siècles, à l’imaginaire religieux qui continue à imprégner les esprits. Elle a besoin d’être encore consolidée en écartant de la sphère publique la religion – plus exactement les religions dans ce qu’elles ont non seulement d’autoritaire, d’exclusif et de communautariste, mais également de vision hégémonique du monde.
Pour soutenir un tel effort, il n’est pas inutile de rappeler qu’entre le XVe et le XVIe siècle, le système social moderne a établi un ordre symbolique du monde fort différent de celui qui l’avait précédé. La modernité a rompu avec son passé, dès lors qu’on a commencé à considérer les relations des hommes avec la nature (la science et la technologie), ainsi que les rapports de l’homme avec la divinité (les religions), à partir des relations des hommes entre eux comprises comme reposant sur des principes arbitraires, contractuels et conventionnels tels qu’ils s’expriment dans le droit, la morale, la politique, l’économie.
Aborder aujourd’hui la question des rapports entre religion et politique en faisant l’impasse sur la signification anthropologique de la modernité, et sur le processus historique qu’elle a déclenché, a pour conséquence une confusion fatale entre deux registres différents. Une telle confusion fait oublier que la société civile des modernes a mis un terme au discours hiérarchique affirmant la suprématie du religieux sur le politique. On peut même aller plus loin et soutenir que, partout où elle se déploie, la socialité humaine est intrinsèquement politique, que ce n’est pas la religion qui fait tenir ensemble les communautés mais l’organisation politique en tant qu’organisation «civile», c’est-à-dire comme ensemble des rapports construits pour régler les relations des hommes entre eux. La religion a certes pu dominer jusqu’ici, mais elle l’a fait au titre d’une «institution dérivée». Elle ne fut qu’une manière d’assurer cette condition politique primordiale des sociétés. Même si elle a continué à se loger historiquement dans les grandes transcendances que furent la Nation et l’Etat, la religion est en passe de s’effacer pour céder la place à une mise en forme de l’être-ensemble où le sujet humain devient la mesure et l’arbitre des choses.
L’anthropologie ou la sociologie des religions a un rôle important à jouer dans cette réflexion portant sur l’articulation du politique et du religieux, et un «travail de mémoire» lui incombe qui porte sur l’histoire de cette articulation. Cette réflexion et ce devoir sont d’une importance cruciale dans la conjoncture politique actuelle. Et cela, particulièrement en Suisse, où l’on assiste actuellement à un processus de profonde restructuration institutionnelle dans le domaine académique de l’étude du religieux. Cette restructuration est pour les sciences des religions l’occasion de s’émanciper de la théologie quand, pour des raisons historiques, elles se trouvent encore institutionnellement sous sa tutelle. C’est, pour elles, l’occasion de réaffirmer ainsi leur vocation universitaire, critique et civile.
Au-delà de la logique implacable des chiffres, qui fait état du nombre extrêmement bas d’étudiants dans les différentes facultés protestantes de théologie de Suisse romande, prétendre aujourd’hui sauver la théologie en regroupant ses enseignements sous l’étiquette du «fait religieux» fait fi de l’idée scientifiquement avérée qu’un fait est d’abord et surtout un «fait construit», qu’il ne relève d’aucune transcendance qui ferait passer la religion pour une entité déjà là, une réalité qui précède l’existence sociale – celle-ci est d’abord une catégorie culturelle et à ce titre susceptible d’une approche qui montre comment elle est toujours construite par l’acteur social.
C’est également faire fi de l’idée que la notion de «religion» est un concept relatif, né dans la mouvance chrétienne, et plus généralement monothéiste, et que son usage est une redoutable machine pour enfermer les relations entre les cultures et les civilisations dans un horizon religieux, pour réduire les diversités culturelles, sociales et symboliques à une vision unique du monde. I
* directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
** professeur d’anthropologie à l’Université de Lausanne.
*** professeur d’histoire des religions à l’Université de Lausanne.