La Colombie, la CIA et plus de dix ans de mensonges
Tout d’abord les informations établissent clairement que l’objectif premier de l’opération «Echec et mat» était bien la libération des trois agents américains et non celle d’Ingrid Betancourt. Or la couverture de l’information sur le conflit colombien entre 2002 et 2008 dans les médias français et francophones s’est généralement concentrée à outrance sur la seule personne d’Ingrid Betancourt. Cela a bien sûr permis de diaboliser la guérilla des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), tout en faisant le silence sur les atrocités des paramilitaires et leurs démobilisations de façade. Pire: le nom d’Ingrid Betancourt est devenu l’arbre cachant la forêt par rapport au vrai problème des prisonniers de la guérilla en général, et aux nouvelles dimensions géopolitiques de leur situation dès lors que trois agents étasuniens étaient détenus par les FARC.
Rappelons aussi que cette libération made in the CIA s’est déroulée à quatre mois des élections américaines de 2008, et que, justement, le candidat républicain McCain s’est rendu en voyage officiel en Colombie du 1 au 2 juillet. Mais le Washington Post ne revient pas sur ce fait. Dommage: on aimerait comprendre le rôle exact du candidat républicain dans cette histoire. Officiellement, sa présence en Colombie a été justifiée au nom des négociations d’un accord de libre-échange entre Bogota et Washington – sa présence dans le pays au moment d’«Echec et mat» relevant d’une heureuse coïncidence, comme le sous-entend le Boston Herald dès le 3 juillet: «le sénateur John McCain (qui a été briefé sur le plan de sauvetage des otages durant sa visite, la nuit précédant l’opération, et informé de son succès juste après son départ) soutient l’accord commercial». Il est peut-être temps de demander des explications supplémentaires à l’intéressé.
De plus, non seulement la CIA était aux commandes, mais un autre acteur a lui aussi prêté main-forte à cette opération dont le succès a eu pour prix, il faut le rappeler, le détournement des sigles de la Croix-Rouge internationale: il s’agit de Global CST, une société israélienne privée spécialiste de questions militaires. Sur ce point aussi, les sources du Washington Post restent silencieuses. Mais la question de la collaboration entre la CIA et la firme israélienne est digne d’être posée: cette dernière, soucieuse de rectifier les discours officiels, a précisé, au lendemain de la libération des prisonniers, dans le grand quotidien israélien Haaretz, sa contribution à une opération surnommée «l’Entebbe colombien». Son directeur, Israel Ziv, ancien officier de l’armée israélienne, a déclaré: «Les Israéliens n’ont peut-être pas pris part au sauvetage [des prisonniers], mais ils ont aidé à planifier les opérations et les stratégies et à développer les sources de renseignement.» Alors comment les tâches se sont-elles réellement réparties entre Américains, Israéliens et Colombiens?
Dernière question que n’aborde pas le Washington Post: comment la CIA et Bogota ont-ils instrumentalisé, voire manipulé, les allées et venues des émissaires suisse et français, Jean Pierre Gontard et Noël Saez? Début 2009, ce dernier a fait part de son amertume dans son livre L’Emissaire. Swissinfo rapporte alors: «A propos de l’opération revendiquée par Bogota comme 100% colombienne, Noël Saez se dit convaincu qu’elle n’a été possible que grâce à la participation des Etats-Unis et à la trahison du chef guérillero chargé de la surveillance de l’ex-candidate à la présidence colombienne.» Si le «100% colombien» est tout de suite apparu comme une vantardise de Bogota, on se demande quand même comment la Suisse et la France ont pu sous-estimer aussi longtemps le poids réel de Washington et de la CIA dans le conflit et dans toute cette histoire.
* Journaliste indépendante.