Expulser un étranger gravement malade?
Le 13 décembre dernier, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Belgique aurait violé la Convention européenne des droits de l’Homme si elle avait expulsé vers la Géorgie un ressortissant de ce pays, gravement malade, et décédé depuis lors1 value="1">Arrêt du 13 décembre 2016 dans l’affaire Paposhvili c. Belgique.. Ce faisant, la Grande Chambre a pris le contre-pied de la chambre à laquelle l’affaire avait été confiée initialement et qui, par 6 voix contre 1, avait conclu, le 17 avril 2014, à une non-violation de la Convention2 value="2">Arrêt du 17 avril 2014 dans l’affaire Paposhvili c. Belgique (5ème section)..
Le requérant, né en 1958, était arrivé en Belgique en 1998, accompagné de son épouse et d’une enfant de six ans. Le couple a eu ensuite un enfant en août 1999 et un dernier en juillet 2006. Dès la fin de l’année 1998, le requérant a commis des vols, parfois avec violence et menaces, pour lesquels il a été condamné. Il a aussi été jugé pour participation à une organisation criminelle. Sa femme a aussi été condamnée dans ces années-là pour vol. Dans le courant de l’année 2006, alors que le requérant se trouvait incarcéré, il développa une leucémie lymphoïde chronique. En 2008, un rapport médical estimait que le pronostic vital était engagé et que son espérance de vie était de trois à cinq ans. Parallèlement, il souffrait d’une tuberculose et, de manière dérivée, d’une broncho-pneumopathie chronique obstructive, et d’une hépatite C, vraisemblablement liée à des antécédents de toxicomanie, accompagnée d’une fibrose hépatique. Enfin, il a été constaté que le requérant avait fait un accident cardio-vasculaire cérébral qui avait entraîné une paralysie définitive au niveau du bras gauche. Il est décédé le 7 juin 2016.
Le requérant a déposé plusieurs demandes de régularisation exceptionnelle de sa situation pour raisons médicales, la première en 2007. Il faisait valoir que son éloignement vers la Géorgie l’exposerait à un risque réel de traitement inhumain ou dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention, étant donné que les traitements médicaux dont il avait besoin y étaient inexistants ou inaccessibles. Il invoquait également une atteinte au droit à la vie, son expulsion lui faisant courir un risque sérieux de décès prématuré. Les autorités belges ont chaque fois rejeté ces demandes, sans même examiner les motifs médicaux avancés, en raison des crimes graves que le requérant avait commis.
La chambre initialement saisie avait rappelé que selon une jurisprudence datant de 2008, l’article 3 de la Convention ne protégeait un étranger malade contre l’expulsion que dans des cas très exceptionnels, lorsque les considérations humanitaires militant contre l’expulsion étaient impérieuses. Elle a considéré que de telles considérations n’étaient pas présentes dans le cas du requérant.
Il y a une semaine, la Grande Chambre a jugé que s’il appartenait aux requérants de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’ils seraient soumis à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3, il incombait aux autorités de l’Etat de renvoi, dans le cadre de procédures internes, de dissiper les doutes éventuels à leur sujet et d’évaluer de manière rigoureuse ce risque, notamment l’accès aux soins dans l’Etat de destination. Comme cette évaluation n’avait pas été opérée en Belgique, il y avait violation de l’article 3 de la Convention. Selon la Cour, il y aurait aussi eu violation de l’article 8 de la Convention, qui protège la vie privée, car les autorités belges auraient dû également examiner l’impact de l’éloignement du requérant sur sa vie familiale.
Cet arrêt devrait avoir des conséquences pour la Suisse, puisque depuis le 1er octobre 2016 est entrée en vigueur une modification du code pénal qui confie au juge pénal le soin de décider de l’expulsion de Suisse de tout étranger ayant commis un certain type de délits, sous réserve de circonstances particulières. Le 24 novembre 2016, la Conférence des procureurs de Suisse a émis une recommandation en vue de l’application de cette disposition. Même si elle aborde brièvement la question de la santé du prévenu, elle ne mentionne pas ce critère parmi les circonstances particulières exonérant le procureur de requérir une expulsion devant le Tribunal.
Notes
Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.