Le droit à l’image ne doit pas tuer l’image
En exposant les œuvres de photographes considérés comme des artistes majeurs de notre siècle, les musées et autres lieux d’expositions vivent un paradoxe étonnant. Oui, avouons-le, des pans entiers de l’histoire du médium que nous offrons à la curiosité de notre public seraient aujourd’hui à considérer comme «hors la loi». Devrait-on alors les détruire? Au nom de la «protection de ces multiples personnalités bafouées»?
Propos caricatural? Pas vraiment, si l’on en croit les préoccupations des vingt-et-un membres de l’Eglise évangélique zurichoise ICF qui ont déposé plainte1 value="1">Lire Le Courrier du 9 février 2013. au nom du droit à l’image contre la publication du livre In Jesus’ Name de Christian Lutz.
Or Christian Lutz, à sa manière, rejoint ses pères en nous donnant à voir de belles pages de photographie humaniste. Certes cela nous trouble, voire nous dérange, mais avant tout cette photographie est généreuse, nous rapproche, nous donne à comprendre, tant l’autre et sa différence, que nous-mêmes, tels que nous sommes, tels que nous existons… et tels que nous devrions nous assumer… Sa force est de nous montrer que le monde, notre monde, celui que nous créons et habitons jour après jour, n’est décidément pas simple.
La photographie ne peut se réduire à un pâle reflet des choses doucement aseptisé par le désir de protéger notre quiétude, nos certitudes, mais doit rester ce qui a si bien été décrit par le manifeste publié lors de la création du journal Life en novembre 1936: «Voir la vie, voir le monde, témoigner des grands événements, observer la face du pauvre et les gestes du puissant, voir les choses étranges: machines, armées, foules, ombres dans la jungle ou sur la Lune; voir le travail de l’homme, ses peintures, ses tours et ses inventions, voir des choses situées à des milliers de kilomètres, les choses cachées derrière les murs des maisons et au cœur des foyers, les choses dangereuses à approcher, les femmes que les hommes aiment et les enfants qu’elles ont eus, regarder et prendre plaisir à voir, voir pour être surpris, voir pour s’instruire.»
Les images de Christian Lutz à la fois révèlent et interrogent. Elles ne montrent pas la simple présence d’acteurs, ni leurs simples gestes, mais livrent ce qu’eux-mêmes ont donné à ceux qui les entouraient au moment de la photographie. Or à cet instant, les membres de cette église, (du grec ekklêsía) donc de cette assemblée, s’étaient réunis autour de ce qu’ils croient et publiquement partagent… y compris avec ce photographe qui n’agissait pas caché et dont ils connaissaient le rôle.
Christian Lutz n’en est pas à son coup d’essai. Son regard s’est tout à tour porté sur les «à-côtés» de l’actualité avec Protokoll ou encore sur le monde des affaires pétrolières au Nigeria avec Tropical Gift qu’il réalisa grâce au Grand prix international de photographie de Vevey dont il a été lauréat.
C’est dire combien nous croyons en la démarche de Christian Lutz, et en appelons au bon sens de notre justice pour que la notion de droit à l’image, destinée à préserver notre sphère intime, ne se transforme pas en un moyen de museler les photographes et la photographie… car, dès lors, qui pourrait encore nous aider à nous comprendre au-delà de nos différences… Le droit à l’image ne doit pas tuer l’image.
Notes
* Directeurs conservateurs, Musée suisse de l’appareil photographique, Ville de Vevey.