Une vision apolitique de l’écologie
Le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent connaît un succès retentissant. Près d’un million de spectateurs et le César 2016 du meilleur documentaire; la quasi-totalité de la presse est ultra positive; 67% des spectateurs qui s’expriment dans Allo Ciné lui donnent 5 étoiles sur 5. Ce constat doit inquiéter tous ceux qui militent sous le slogan «Changer le système, pas le climat» avec la conviction que, pour éviter les catastrophes écologiques, il faut rompre avec le capitalisme et construire une société écosocialiste.
Cette inquiétude correspond au fait que ce film est totalement apolitique, en dépit des commentaires qui le présentaient comme tel. Totalement apolitique, car la question écologique est fondamentalement liée au mode de fonctionnement d’une société donnée, à ses objectifs, à son organisation…, autant d’éléments qui ressortent manifestement du domaine de la politique et qui demeurent totalement absents de ce film. D’une part, parce que ces questions n’y sont pas du tout abordées et que tous les exemples positifs que le film présente ne contredisent en rien – mais coexistent avec – le capitalisme dominant.
D’abord le changement individuel. La vision développée, citée plusieurs fois dans les présentations, est la suivante: «Et si montrer des solutions, raconter une histoire qui fait du bien, était la meilleure façon de résoudre les crises écologiques, économiques et sociales, que traversent nos pays?» Ainsi, pour résoudre les crises écologiques, il ne serait pas nécessaire de changer le système social et économique à l’intérieur duquel les solutions à la crise écologique sont possibles. Les seuls changements nécessaires, définis dans la mission du mouvement Colibri, fondé par Pierre Rabhi et Cyril Dion, un des deux réalisateurs du film, seraient de l’ordre de l’intime: «L’association place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincue que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain.»
La solution se trouverait donc dans le changement personnel, individuel, de chaque être humain. Pierre Rabhi en rajoute: «En réalité, il y va de notre survie. Le choix d’un art de vivre fondé sur l’autolimitation individuelle et collective est des plus déterminants; cela est une évidence.»
Cette vision du changement individuel, cette absence de critique du système social et économique, le capitalisme, qui est de manière systémique dans sa nature et ses exigences le responsable des désastres écologiques que l’on constate, cette vision qui résulte d’une absence complète d’une analyse politique, rend ce film inoffensif et permet à la presse bourgeoise de l’encenser.
Car on ne peut ignorer que les désastres écologiques sont le résultat inévitable des besoins capitalistes. Le changement individuel, la prise de conscience de la nécessité d’un comportement écologiquement responsable (comme trier les déchets, fermer le robinet quand on se lave les dents ou éteindre la lumière quand on quitte une pièce, se déplacer avec les services publics ou à vélo plutôt qu’en voiture, etc.) ne changent pas grand-chose, comme le prouve ce constat effrayant: chaque année, la situation devient pire.
Le «jour du dépassement» est une date dans l’année où, théoriquement, les ressources renouvelables de la planète pour cette année ont été consommées. Au-delà de cette date, l’humanité puise donc dans les réserves naturelles de la Terre. Ce jour intervient de plus en plus tôt et l’empreinte écologique devient de plus en plus importante: entre 2000 et 2015, la durée de vie des ressources renouvelables a diminué en moyenne de 3,5 jours chaque année. Donc le désastre écologique augmente chaque année!
Un autre constat qui concerne la cause essentielle du dérèglement climatique, la concentration de CO2 dans l’atmosphère, confirme l’aggravation de la situation: cette concentration est en augmentation constante de 2,4% par an depuis 1990.
Force est de constater que la prise de conscience individuelle est d’un effet plus que marginal, qu’elle ne change rien à l’aggravation de la situation, et que c’est bien le fonctionnement global du système social, le capitalisme, qui est le problème.
Trois éléments sont à la base d’une telle analyse. Premièrement, il semble peu discutable que l’objectif fondamental du capitalisme, pour ceux qui sont au pouvoir et possèdent un capital, est de réaliser un profit.
Deuxièmement, il faut comprendre d’ou vient le profit. Une première définition semble évidente: c’est la différence entre le coût de production et le prix de vente. Le coût de production, c’est assez simple, mais qu’est-ce qui détermine le prix de vente? La théorie classique parle de valeur d’échange, correspondant au temps de travail socialement nécessaire pour produire cette marchandise. Huit heures de travail vont produire une certaine valeur d’échange, mais cette valeur sera partagée entre le salaire du travailleur, par exemple la moitié, 4 heures de travail, et les autres 4 heures seront appropriées par le capitaliste, constituant son profit. Cette théorie, marxiste, déplait aux classes dirigeantes, car elle implique la notion d’exploitation des travailleurs, mais c’est la seule qui permette de comprendre l’évolution du capitalisme, de ses crises et de son besoin de croissance.
Troisièmement, l’augmentation énorme de la productivité a comme conséquence que la quantité de travail nécessaire pour produire une marchandise diminue; donc, à production constante, le profit diminue. Par exemple, le prix, correspondant à la valeur d’échange, d’un ordinateur a baissé de 96% entre 1983 et 2012; il est passé de 100 à 4, donc 25 fois moins. Pour obtenir le même profit qu’en 1983, il faut donc produire 25 fois plus d’ordinateurs. Cet exemple montre que pour maintenir son profit, le capitalisme a besoin d’une forte croissance. Et c’est la croissance qui est à l’origine de tous les dérèglements écologiques.
Même si elle n’est qu’indirectement en relation avec le contenu du film, la vision de la transformation de la société, qui est totalement subordonnée au changement humain (cf. la mission du mouvement Colibris), est bien à l’origine de l’apolitisme de ce film.
Cette proposition tend à inverser le processus de transformation de la société. Chaque être humain est fortement le produit des conditions sociales dans lesquelles il vit. La société capitaliste met en avant la compétition plutôt que la solidarité, l’asservissement au travail plutôt que la démocratie, le chacun pour soi plutôt que la convivialité, la soumission à la publicité pour une consommation aliénante plutôt qu’un respect de la nature. Ces fausses valeurs propagées par la majorité des médias influencent forcément la vision du monde d’une grande partie de la population.
Il est évident que ce constat renforce la domination du système capitaliste, et que les valeurs qui doivent être à la base de la nouvelle société à construire, nécessaire pour éviter les désastres écologiques et garantir la survie de l’humanité, sont totalement différentes.
L’écosocialisme ne peut que résulter d’une lutte sociale et collective. Mais affirmer que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain correspond à une vision à deux temps: d’abord les humains se changent, prennent conscience individuellement de la déliquescence de leurs consciences, comme l’écrit Nicolas Hulot dans la préface du Manifeste pour la terre et l’humanisme de Pierre Rabhi, et, dans un deuxième temps, ces changements amènent, de manière naturelle semble-t-il, une transformation de la société; le capitalisme meurt au profit de l’écosocialisme, même si ce terme est plutôt absent des textes de Colibris.
Le problème, c’est que toute notre histoire montre qu’une telle transition vers une société différente n’est jamais la suite de prises de conscience individuelles, mais bien le résultat de luttes collectives contre l’ancien régime.
D’une part, parce que la classe qui détient le pouvoir va tout faire pour le conserver et, d’autre part, parce que c’est dans l’expérience de ces luttes collectives que la conscience des individus se transforme. C’est bien une telle pratique collective et non un isolement intellectuel qui permet que les valeurs dominantes se transforment et deviennent la base des nouveaux rapports sociaux, nouveaux rapports sociaux qui doivent donner envie, garantir une meilleure réponse aux besoins de bonheur.
* Ancien président du Cartel intersyndical, ancien député au Grand Conseil genevois, militant anticapitaliste et écosocialiste.