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L’environnement pris pour cible

Dans le cadre de sa nouvelle rubrique écologie, Le Courrier explore l’impact environnemental de la guerre. Il examine également la notion d’écocide et les lacunes du droit international pour y faire face.
La biodiversité saigne en Ukraine
Plus de 30% des forêts ukrainiennes sont partie en fumée suite à l’offensive russe. KEYSTONE
Ecologie

Si les conflits ont de tout temps influé sur les ressources, la révolution industrielle et son développement d’armes chimiques et atomiques ont démultiplié le potentiel destructeur des armes sur les milieux naturels. Le Courrier se penche sur deux opérations militaires en cours: dans la bande de Gaza et en Ukraine . Il examine également la notion d’écocide et les lacunes du droit international pour y faire face (lire ci-après).

> Lire aussi notre édito: Priorités pacifistes

Marie-Ange Schellekens, spécialiste en sécurité environnementale à l’université de La Rochelle, étudie l’impact des conflits sur les espaces naturels. Elle revient sur la façon dont les innovations militaires, une fois recyclées dans le monde civil, ont un pouvoir destructeur démultiplié.

Les conflits ont-ils de tout temps eu une dimension environnementale?

L’environnement pour cible

Marie-Ange Schellekens: Oui. Il y a deux aspects: la destruction de la nature en tant que dommage collatéral de la guerre et l’utilisation de l’environnement comme arme de guerre. Prenons un exemple antique: les Romains construisaient des palissades en bois, engendrant de la déforestation, mais ils déboisaient aussi de vastes zones pour empêcher les ennemis de se cacher. Il existe d’ailleurs un traité d’art de la guerre écrit par le général chinois Sun Zi bingfa au Ve siècle av. J.-C. qui encourage l’empoisonnement des puits et le détournement des rivières comme méthodes guerrières.

Aujourd’hui, les armes ont un potentiel de destruction bien plus puissant. La révolution industrielle a-t-elle été un tournant?

Absolument. Le développement de l’industrie a permis d’améliorer la précision et la puissance des bombes. Les armes nucléaires, les armes chimiques, toutes ces inventions du XIXe et XXe siècle font des ravages chez les soldats mais contaminent aussi les sols et les sources d’eau de manière exponentielle et sur le long terme.

Avec l’invention de la bombe atomique, des dirigeants ont le pouvoir d’anéantir la planète entière…

Ça a été un tournant pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, comme on l’a vu avec Hiroshima et Nagasaki. Ces radiations ont eu des conséquences sur la santé humaine de plusieurs générations et sur les écosystèmes pendant des décennies. Cependant, ces catastrophes nous ont fait prendre conscience de certaines limites à ne pas dépasser. Même le pire des dictateurs veut régner sur autre chose qu’un champ de ruines.

Beaucoup de technologies militaires, une fois la paix revenue, ont trouvé des débouchés dans le monde civil, causant aussi d’immenses dommages environnementaux.

Oui. Toutes ces technologies ont eu des retombées environnementales démultipliées quand elles ont été adaptées à l’usage civil. Prenez par exemple l’agent orange largué durant la guerre du Vietnam, il a ensuite été réutilisé dans l’agriculture comme herbicide. Le carburant synthétique ou l’essence sans plomb ont d’abord alimenté les blindés pour être ensuite recyclés dans l’industrie automobile.

Les nanoparticules utilisées à l’origine pour créer des revêtements invisibles aux radars sont aujourd’hui présentes dans les textiles et les cosmétiques mais ont un impact désastreux sur les écosystèmes terrestres et aquatiques. En période de guerre, nous assistons à une frénésie d’innovations qui vont être mises à profit par la suite, sans que l’on mesure leurs conséquences sur l’environnement.

Existe-t-il des exemples de reconstruction environnementale postconflit?

Oui, après la guerre des Balkans, il y a eu des programmes de déminage qui s’accompagnaient de réhabilitation des forêts et des zones humides dégradées par la guerre. Au Rwanda, cela s’est fait avec un plan de reforestation et de réhabilitation des écosystèmes, notamment d’un parc national. Au Vietnam, des programmes de nettoyage des sols contaminés ont été mis en place. Lors du processus de paix en Colombie, la dimension environnementale a même été incluse dans l’accord signé entre le gouvernement et les FARC. Il mentionne des efforts de reforestation, de conservation de la biodiversité mais aussi d’agriculture durable en coopération avec les communautés locales et les organisations internationales pour créer des sources de revenus. C’est un exemple à saluer.

Le crime d’écocide

La notion d’écocide a été utilisée pour la première fois en 1966 par le biochimiste et botaniste américain Arthur W. Galton pour dénoncer l’utilisation de l’agent orange au Vietnam. Depuis, ce terme de «crime contre la nature» a pris de plus en plus d’importance dans le débat sur le droit à l’environnement.

Après la destruction du barrage de Kakovka, le président ukrainien a accusé la Russie d’un «écocide brutal». Grâce à l’inventaire du Ministère de l’environnement et d’ONG des dommages environnementaux causés par la guerre, le conflit pourrait devenir le premier à faire l’objet d’un bilan écologique complet et ouvrir la voie à la reconnaissance internationale du crime d’écocide.

En novembre dernier, ce crime a justement été introduit à l’arsenal du droit pénal européen. Il fait aussi partie du droit ukrainien. Le terme « écocide » n’est en revanche pas reconnu par le droit international, même si les atteintes à l’environnement figurent cependant dans le droit de la guerre.

La chercheuse Marie-Ange Schellekens estime cependant que l’arsenal juridique actuel n’est pas encore au point pour poursuivre les crimes contre l’environnement commis par la Russie. «En pratique, le droit de la guerre sur ce point reste pratiquement inapplicable, déplore-t-elle. Les regards se tournent actuellement vers un centre de collecte de preuves pour le crime d’agression mis en place par le Conseil de l’Europe, mais on ne sait pas encore quelle part prendra les dommages environnementaux.»

La spécialiste en sécurité environnementale affirme que les grandes avancées du droit international sont souvent intervenues après les guerres. «Peut-être que la guerre en Ukraine inspira une réforme pour que les responsables de crimes de guerres environnementaux n’échappent plus aux sanctions.» JJT

La biodiversité saigne en Ukraine

Forêts, zones humides, faune et flore pâtissent gravement de l’invasion russe. La destruction du barrage de Kakhovka a entraîné pour l’heure la plus grave catastrophe écologique.

Depuis le début de l’agression russe en février 2022, l’Ukraine déplore la perte de 10’000 civils et de dizaine de milliers de soldats. Le Ministère de protection de l’environnement ukrainien a aussi recensé plus de 2500 dommages occasionnés aux milieux naturels. «Le narratif environnemental lié à ce conflit est très particulier car la nature y est très présente», explique Marie-Ange Schellekens, spécialiste en sécurité environnementale à l’université de La Rochelle. «Ce pays représente 6% du territoire européen mais 35% de sa biodiversité. On y recense 39 zones naturelles protégées, 50 zones humides d’importance internationale ainsi que 150 espèces placées sur liste rouge, donc menacées d’extinction.»

La spécialiste ajoute que ce territoire hérite également du passé industriel soviétique. La guerre a notamment généré des centaines de dommages, de manière délibérée ou accidentelle, aux infrastructures énergétiques, comme les réserves de charbon, de gaz et de pétrole mais également aux usines libérant des produits chimiques polluant l’air, l’eau et les sols.

Plus grande des ONG ukrainienne de défense de l’environnement, Ecoaction a élaboré avec Greenpeace une carte des dommages environnementaux. On y observe notamment les conséquences des bombardements de pôles industriels tels que ceux d’Odessa, de Donetsk et de Lviv, qui ont libéré des nuages de benzopyrène, de monoxyde de carbone ou d’oxydes d’azote.

L’état des forêts a particulièrement attiré l’attention. «Plus de 30% des forêts ukrainiennes ont brûlé en raison des activités militaires. Presque un cinquième de toutes les zones protégées du territoire ont été impactées par la guerre», poursuit la chercheuse.

Le drame du barrage

Mais le plus grand désastre écologique lié au conflit reste la destruction du barrage de Kakhovka. Le 6 juin 2022, le plus gros barrage hydroélectrique d’Ukraine, sur le fleuve Dniepr, situé sur la ligne de front entre les régions contrôlées par la Russie et le reste du pays, a rompu. Le fleuve et ses affluents débordent alors sur des kilomètres, inondant des centaines de villages. Au total, 620 kilomètres carrés sont submergés, dont 333’000 hectares de zones protégées et 11’294 hectares de forêts, d’après l’ONU. Kiev et Moscou s’accusent mutuellement de l’avoir fait sauter.

«Plus de 30% des forêts ukrainiennes ont brûlé en raison des activités militaires» Marie-Ange Schellekens

«Il s’agit d’un exemple criant d’utilisation de l’environnement comme arme de guerre, dénonce Marie-Ange Schellekens. De l’eau très polluée s’est infiltrée dans les sols, notamment les zones agricoles, ce qui impactera la santé humaine encore bien après la fin des hostilités.» La spécialiste dénonce des dommages irréversibles, notamment l’assèchement de toutes les zones inondables qui servaient d’espace de reproduction pour les poissons et d’autres invertébrés. «Il faudra plus de dix ans pour reconstruire la chaîne alimentaire et repeupler la zone. Une grande partie de la flore endémique unique à l’Ukraine sera peut-être perdue.»

Angoisse atomique

Les conflits autour de la plus grande centrale nucléaire d’Europe, à Zaporijia, ont engendré de l’angoisse un peu partout dans le monde. L’armée russe s’en est emparée le 4 mars 2022 à l’issue d’une bataille et d’un incendie qui a frôlé le gigantesque accident nucléaire. Plus récemment, en avril dernier, des attaques de drones sur des réacteurs ont ranimé les craintes. Lors de la conférence de paix en Ukraine du Bürgenstock en Suisse à la mi-juin, des membres de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ont indiqué qu’une mine avait encore explosé le 11 juin à proximité immédiate d’un bassin de refroidissement. «Cette nouvelle explosion, si proche de la centrale, est très préoccupante et aggrave une situation déjà fragile.»

Pour Marie-Ange Schellekens, la Russie joue avec la peur de voir un second Tchernobyl. «Il y a eu beaucoup de frayeurs, mais je ne crois pas que les Russes iraient jusqu’à délibérément la faire sauter. Ils en souffriraient trop», poursuit la chercheuse. Celle-ci pointe pourtant du doigt le manque de précautions prises par l’occupant. «Les Russes sont loin de prendre toutes les mesures pour éviter les accidents, en stockant du matériel militaire à proximité.»

Malgré le fait que la fin du conflit ne soit pas en vue, la question de la restauration de l’environnement se pose déjà. «Il faudra évaluer et cartographier les dommages par le biais d’une enquête scientifique», explique Marie-Ange Schellekens. «Il faudra ensuite nettoyer et décontaminer les sols, en retirant notamment les déchets militaires et les débris de maison, liste-t-elle. On pourra ensuite penser à reconstituer les écosystèmes en reboisant, et protéger les espaces en danger. Il faudra reconstruire les infrastructures de traitement des déchets et des eaux usées. Cela coûtera des milliards. Je pense que l’Ukraine pourra compter sur le soutien de l’UE. On pourra améliorer la situation mais c’est difficile de reconstruire totalement un pays.»

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