Si les conflits ont de tout temps influé sur les ressources, la révolution industrielle et son développement d’armes chimiques et atomiques ont démultiplié le potentiel destructeur des armes sur les milieux naturels. Le Courrier se penche sur deux opérations militaires en cours: dans la bande de Gaza et en Ukraine . Il examine également la notion d’écocide et les lacunes du droit international pour y faire face (lire ci-après).
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Marie-Ange Schellekens, spécialiste en sécurité environnementale à l’université de La Rochelle, étudie l’impact des conflits sur les espaces naturels. Elle revient sur la façon dont les innovations militaires, une fois recyclées dans le monde civil, ont un pouvoir destructeur démultiplié.
Les conflits ont-ils de tout temps eu une dimension environnementale?
Marie-Ange Schellekens: Oui. Il y a deux aspects: la destruction de la nature en tant que dommage collatéral de la guerre et l’utilisation de l’environnement comme arme de guerre. Prenons un exemple antique: les Romains construisaient des palissades en bois, engendrant de la déforestation, mais ils déboisaient aussi de vastes zones pour empêcher les ennemis de se cacher. Il existe d’ailleurs un traité d’art de la guerre écrit par le général chinois Sun Zi bingfa au Ve siècle av. J.-C. qui encourage l’empoisonnement des puits et le détournement des rivières comme méthodes guerrières.
Aujourd’hui, les armes ont un potentiel de destruction bien plus puissant. La révolution industrielle a-t-elle été un tournant?
Absolument. Le développement de l’industrie a permis d’améliorer la précision et la puissance des bombes. Les armes nucléaires, les armes chimiques, toutes ces inventions du XIXe et XXe siècle font des ravages chez les soldats mais contaminent aussi les sols et les sources d’eau de manière exponentielle et sur le long terme.
Avec l’invention de la bombe atomique, des dirigeants ont le pouvoir d’anéantir la planète entière…
Ça a été un tournant pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, comme on l’a vu avec Hiroshima et Nagasaki. Ces radiations ont eu des conséquences sur la santé humaine de plusieurs générations et sur les écosystèmes pendant des décennies. Cependant, ces catastrophes nous ont fait prendre conscience de certaines limites à ne pas dépasser. Même le pire des dictateurs veut régner sur autre chose qu’un champ de ruines.
Beaucoup de technologies militaires, une fois la paix revenue, ont trouvé des débouchés dans le monde civil, causant aussi d’immenses dommages environnementaux.
Oui. Toutes ces technologies ont eu des retombées environnementales démultipliées quand elles ont été adaptées à l’usage civil. Prenez par exemple l’agent orange largué durant la guerre du Vietnam, il a ensuite été réutilisé dans l’agriculture comme herbicide. Le carburant synthétique ou l’essence sans plomb ont d’abord alimenté les blindés pour être ensuite recyclés dans l’industrie automobile.
Les nanoparticules utilisées à l’origine pour créer des revêtements invisibles aux radars sont aujourd’hui présentes dans les textiles et les cosmétiques mais ont un impact désastreux sur les écosystèmes terrestres et aquatiques. En période de guerre, nous assistons à une frénésie d’innovations qui vont être mises à profit par la suite, sans que l’on mesure leurs conséquences sur l’environnement.
Existe-t-il des exemples de reconstruction environnementale postconflit?
Oui, après la guerre des Balkans, il y a eu des programmes de déminage qui s’accompagnaient de réhabilitation des forêts et des zones humides dégradées par la guerre. Au Rwanda, cela s’est fait avec un plan de reforestation et de réhabilitation des écosystèmes, notamment d’un parc national. Au Vietnam, des programmes de nettoyage des sols contaminés ont été mis en place. Lors du processus de paix en Colombie, la dimension environnementale a même été incluse dans l’accord signé entre le gouvernement et les FARC. Il mentionne des efforts de reforestation, de conservation de la biodiversité mais aussi d’agriculture durable en coopération avec les communautés locales et les organisations internationales pour créer des sources de revenus. C’est un exemple à saluer.
Le crime d’écocide
La notion d’écocide a été utilisée pour la première fois en 1966 par le biochimiste et botaniste américain Arthur W. Galton pour dénoncer l’utilisation de l’agent orange au Vietnam. Depuis, ce terme de «crime contre la nature» a pris de plus en plus d’importance dans le débat sur le droit à l’environnement.
Après la destruction du barrage de Kakovka, le président ukrainien a accusé la Russie d’un «écocide brutal». Grâce à l’inventaire du Ministère de l’environnement et d’ONG des dommages environnementaux causés par la guerre, le conflit pourrait devenir le premier à faire l’objet d’un bilan écologique complet et ouvrir la voie à la reconnaissance internationale du crime d’écocide.
En novembre dernier, ce crime a justement été introduit à l’arsenal du droit pénal européen. Il fait aussi partie du droit ukrainien. Le terme « écocide » n’est en revanche pas reconnu par le droit international, même si les atteintes à l’environnement figurent cependant dans le droit de la guerre.
La chercheuse Marie-Ange Schellekens estime cependant que l’arsenal juridique actuel n’est pas encore au point pour poursuivre les crimes contre l’environnement commis par la Russie. «En pratique, le droit de la guerre sur ce point reste pratiquement inapplicable, déplore-t-elle. Les regards se tournent actuellement vers un centre de collecte de preuves pour le crime d’agression mis en place par le Conseil de l’Europe, mais on ne sait pas encore quelle part prendra les dommages environnementaux.»
La spécialiste en sécurité environnementale affirme que les grandes avancées du droit international sont souvent intervenues après les guerres. «Peut-être que la guerre en Ukraine inspira une réforme pour que les responsables de crimes de guerres environnementaux n’échappent plus aux sanctions.» JJT