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Interprète communautaire, un rôle sous-évalué

À votre santé!

J’ai eu la chance de pouvoir assurer durant six mois la consultation spécialisée pour les enfants ukrainiens à l’Hôpital de l’enfance de Lausanne. Chaque fois accompagné, en plus d’une infirmière, d’un traducteur ou d’une traductrice interprète, j’ai pu saisir toute la finesse de ce travail, même si je ne doutais pas de son importance.

Cela m’a d’ailleurs rappelé mes premiers mois passés en Amérique centrale, au début de mon activité professionnelle. Envoyé par le Ministère de la santé dans un coin reculé du pays, en pleine saison de cueillette du café, je pensais savoir suffisamment l’espagnol pour faire mes consultations… Heureusement, j’avais à mes côtés un promoteur de santé, paysan de métier, qui a très vite compris que je «nageais»: il me traduisait, amusé, des expressions telles que «j’ai mal au cerveau» ou «mon enfant dort avec les yeux ouverts» en m’introduisant à la manière d’exprimer des symptômes ou de dire son mal-être dans le langage de là-bas – une formulation d’ordinaire directement comprise par les médecins locaux, car faisant partie d’un référentiel culturel commun.

Mon coéquipier n’était pas un traducteur – lui, les patient·es et moi parlions tous l’espagnol –, mais agissait comme interprète communautaire et cela a facilité mon travail, et certainement amélioré l’accompagnement médical des malades qui se présentaient à ma consultation. Parce qu’il reformulait avec ses mots ce que j’avais essayé d’exprimer dans mon espagnol médical, et c’était tout aussi important.

Evidemment avec les familles ukrainiennes, l’expérience a été tout autre puisque, dans cette situation-là, la barrière de langue était totale. Sans traducteur ou traductrice, rien n’était possible. J’ai bien, dans l’urgence, utilisé une fois ou l’autre une application de traduction sur mon smartphone, ce qui m’a permis de donner quelques indications basiques en réponse aux questions posées. Cela a «sauvé la mise», rien de plus.

J’avais la chance de disposer de l’appui d’une même personne pour toute une journée et finalement n’ai travaillé qu’avec quelque cinq ou six interprètes différent·es. Cela a permis d’établir les liens de confiance nécessaires et de nous mettre d’accord sur «une manière de faire». Dans la pratique, l’interprète était la première personne que les familles rencontraient, déjà à la réception pour les aider dans leurs démarches administratives parfois lourdes, même pour une personne francophone. L’occasion de signifier que tou·tes les patient·es étaient accueilli·es à l’identique, indépendamment de leur statut de réfugié·es.

Ce premier contact permettait de diminuer la tension des familles et, peut-être, pour elles, de se sentir un peu «chez soi», ou du moins accueillies. Puis c’est accompagnées de l’interprète que les familles arrivaient dans le box de consultation, en ayant eu le temps de comprendre qu’un médecin et une infirmière s’apprêtaient à les recevoir.

Enfin, la consultation commençait avec ces moments de traduction, comme des respirations où l’on profite d’observer le langage non verbal dans l’espoir de deviner comment les messages passent. Et les moments où l’interprète reformulait en français mes paroles pour s’assurer de la justesse de sa traduction.

L’exercice demande du temps. Dans un article à paraître 1>J-C Metraux, Croquis d’auberges (compilation d’articles écrits depuis 1995 et retravaillés), à paraître., le Dr Jean-Claude Metraux parle des interprètes comme des jongleurs: ils ne sont ni les avocats des patients ni des cothérapeutes, mais doivent comprendre les significations imaginaires sociales des deux cultures tout en se rappelant la singularité de chaque patient/famille. On pourrait dire aussi qu’ils sont des passeurs.

C’est un travail difficile. Tou·tes les interprètes à qui j’ai eu affaire, formé·es et payé·es par l’association Appartenances – qui, depuis 1993, a pour mission de favoriser le mieux-être, la santé et l’autonomie des personnes migrantes et de faciliter leur intégration sociale – étaient excellent·es. Bravo à elles et eux!

Bernard Borel est pédiatre FMH et conseiller communal à Aigle.

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lundi 8 janvier 2018

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