Chroniques

Paroles de femmes

Les écrans au prisme du genre

La première utilité de She Said (Maria Schrader, 2022) est de remettre les pendules à l’heure sur les révélations des turpitudes d’Harvey Weinstein. Ce n’est pas Ronan Farrow, journaliste au New Yorker, mais Jodi Kantor et Megan Twohey, journalistes au New York Times, qui publièrent le 5 octobre 2017 le premier article dénonçant le système qui permit pendant des décennies au producteur d’abuser sexuellement des jeunes femmes de son entourage professionnel. Les deux journalistes publièrent en 2019 le récit de leur enquête, matériau du film de Maria Schrader – réalisatrice allemande de la série Unorthodox (2020) et du film I’m Your Man (2022).

She Said appartient à un sous-genre hollywoodien bien identifié depuis Les Hommes du Président (1976) sur le Watergate: la reconstitution d’une enquête journalistique sur un scandale social ou politique. Plus récemment, Spotlight (Tom McCarthy, 2015) racontait l’enquête de journalistes du Boston Globe sur des prêtres pédophiles couverts par l’Eglise catholique. Et on a eu la même année une déclinaison française de ce sous-genre avec L’Enquête (Vincent Garenq, 2015) sur l’affaire Clearstream.

La réception de She Said dans la presse cinéphilique française est significative des contradictions qui s’y développent depuis #MeToo: Le Monde, sous la plume de Maroussia Dubreuil, y adopte un point de vue résolument antiféministe: «Maria Schrader a, quant à elle, choisi de montrer les efforts des enquêtrices du New York Times sous un angle exclusivement féministe qui finit par congestionner le film lié par essence à la question. Elle s’interdit, par exemple, de donner un visage à Harvey Weinstein à la faveur d’un bibendum vu de dos qui fait plus rire qu’autre chose, enregistre la vie de famille des enquêtrices dans une logique d’inversion des clichés – c’est papa qui change les couches et maman qui sauve le monde – et proscrit toute scène d’agression.» On a envie de lui répondre qu’elle n’a rien compris à ce qu’est un point de vue féministe, justement (c’est typique de la France qu’une femme se sente obligée de faire de l’antiféminisme pour donner des gages au «boys’ club»).

En revanche, Bruno Duruisseau dans Les Inrockuptibles, hebdomadaire culturel pourtant peu suspect de féminisme, fait un éloge appuyé du film: «Si She Said est si réussi, c’est d’abord parce qu’il est traversé de bout en bout par une question de cinéma: comment mettre en scène les violences sexuelles?» En ne les montrant pas, justement!

La réussite de She Said, dont toute l’équipe est féminine, comme les deux journalistes qui menèrent l’enquête, c’est en effet de mettre l’accent sur la prise de parole de femmes victimes de violences sexuelles, malgré les multiples manœuvres d’intimidation de l’entourage du prédateur.

Le film se focalise sur les victimes et leurs souffrances, et non pas sur le prédateur lui-même dont on n’entendra que la voix, tentant vainement à la fin de couvrir celle de ses victimes. Pour éviter tout voyeurisme, les scènes d’agression ou de viol ne seront jamais montrées: elles sont racontées par les femmes qui les ont subies, et dont on mesure les conséquences sur leur vie: carrière brisée, estime de soi détruite, traumatisme inavouable…

Les deux journalistes, jeunes mères de famille qui doivent jongler entre contraintes familiales et professionnelles, sont efficacement épaulées par leur mari ou compagnon, sans que cela soit monté en épingle ou érigé en «problème». Les rapports entre les deux journalistes et leur rédactrice en chef sont simplement professionnels mais exempts de rivalité: celle-ci les soutient pour persévérer dans leur enquête malgré les premiers refus des victimes de voir leur nom étalé dans la presse. Refus motivé pour certaines par les arrangements financiers qu’elles ont acceptés en échange de leur silence.

C’est là qu’entre en scène la machine de guerre mise en place par l’entreprise de Weinstein pour couvrir les agissements criminels de son PDG. Avocats, direction des ressources humaines, tout le staff de direction que les journalistes tentent de contacter trouve toutes sortes de tactiques pour échapper à des investigations. C’est finalement le courage d’une jeune Irlandaise, devenue entre-temps mère de plusieurs adolescentes, qui permet de publier l’enquête en acceptant d’être nommée, ce qui déclenche une multitude d’autres témoignages. On connaît la suite…

Cette attention aux victimes des prédateurs est déjà ce qui faisait l’intérêt du documentaire de Lisa Bryant sur Jeffrey Epstein (Jeffrey Epstein: Filthy Rich, 2020, Netflix, 4 épisodes). Renversant en quelque sorte la logique prédatrice qui transforme les femmes en objets sexuels interchangeables. She Said fait un pas de plus en montrant la capacité d’agir des femmes quand il s’agit d’affronter la forteresse masculine du pouvoir et de l’argent.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

Opinions Chroniques Geneviève Sellier

Chronique liée

Les écrans au prisme du genre

mercredi 27 novembre 2019

Connexion