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Démocraties en perdition?

Transitions

On croyait avancer: on recule. Avec une conviction teintée de candeur, on célébrait depuis la fin de la guerre froide l’avènement des libertés démocratiques et des droits populaires. Or voilà que le mouvement inverse est enclenché. Selon un récent rapport1> Institut V-DEM; rapport annuel 2022, www.v-dem.net/publications/democracy-reports/; lire aussi F. Escalona, «Dans le monde, les gains démocratiques depuis 1989 ont été effacés», Mediapart, 24 juillet 2022., si la moitié de la population mondiale vivait dans des régimes autoritaires en 2011, cette proportion atteint 70% en 2021. L’effritement des démocraties est en marche, sournoisement, dans une sorte d’indifférence générale. Le monde vit en effet dans une forme inquiétante d’anomie: les affiliations traditionnelles sont perdues. On barbote dans un magma politique polymorphe, qu’illustre bien la pléthore de dénominations pour désigner les régimes d’extrême droite. On passe en effet du «populisme» à la «démocratie illibérale», de l’«autocratie électorale», à «l’oligarchie élective» ou à la «révolution conservatrice». Quant au fascisme, on ne sait pas trop s’il est post- ou néo-… «L’Italie n’a pas tant viré à droite sur le plan électoral que dans une apathie et une dépolitisation dont le postfascisme a su tirer profit», écrit un blogueur sur Mediapart.

De quoi cette inflation sémantique est-elle le signe? Peut-être d’une précaution opportuniste pour ne pas effaroucher les populations en réveillant des fantômes, mais sans doute pas d’une catégorisation minutieuse des régimes politiques selon leur idéologie. En politique, l’idéologie a mauvaise presse. Il fut un temps où s’y référer nous faisait passer pour doctrinaires ou fondamentalistes, la vertu suprême étant le pragmatisme. Aujourd’hui, dans un monde politique volatile, on se querelle moins pour des idées que pour des situations d’urgence, moins pour un programme que pour des intérêts particuliers.

Ce que soulignent les politologues, c’est que les différents groupes d’extrême droite ou carrément fascistes ont tous une base commune, à la fois entre eux et avec le fascisme historique, une unité que démontre le caractère simultané de leur apparition dans le champ politique contemporain. Leur reconnaissance mutuelle s’exprime notamment par des messages de congratulation expédiés d’un coin à l’autre de la planète, de Trump à Kim jong Un, d’Orban à Poutine, de Marine le Pen à Giorgia Meloni. Sous leurs multiples déguisements, ils se nourrissent des mêmes fantasmes: le souverainisme, le nationalisme, la purification identitaire, le rejet de tout ce qui est allogène, principalement les migrants, et surtout l’empressement à désigner des coupables. Ce sont des caractéristiques qu’on rencontre aussi chez nous. Le premier parti de Suisse, l’UDC, présente les mêmes défiances vis à vis des institutions et des règles internationales. Il concède que la pandémie de Covid existe, de même que le désordre climatique ou l’éventualité d’une crise énergétique, mais rien de tout cela ne serait de nature à troubler l’ordre helvétique s’il n’y avait pas la tyrannie sanitaire du Conseil fédéral et l’écodictature des Vert·es.

Ce que les spécialistes des sciences sociales et politiques s’accordent à dire, c’est que le dépérissement de la démocratie n’est pas le fait d’un homme fort ou d’un «quarteron de généraux en retraite»: les attaques viennent des élites et non du peuple. Le déclencheur serait le développement d’un néolibéralisme forcené, générateur d’inégalités toujours plus criantes. En fait, tout se passe comme si, juste avant l’effondrement des conditions de vie sur la planète, les prédateurs néolibéraux s’offraient un dernier round de pillages et de furie extractive avec l’appui du système répressif de l’Etat. Parfois aussi avec l’aide d’une partie de leur peuple, fanatisée et souvent armée, pour se lancer à l’assaut du Capitole à Washington ou de la forêt amazonienne au Brésil. Ah! Trump et Bolsonaro… N’avons-nous que des octogénaires comme Biden et Lula pour les réduire au silence?

Les pessimistes prédisent des fractures dans la société et des désordres, brutalement réprimés, liés au ressentiment des laissés pour compte. Les plus optimistes, eux, cherchent des voies pour sortir de l’impasse. Plus proche du désespoir, l’un d’eux ne voit qu’une issue: la désobéissance civile. Ça tombe à pic: notre pays est assez bon dans ce domaine. Quand la politique ruisselle des parlements ou des laboratoires scientifiques vers la rue et que ce sont (parfois) les mêmes personnes qui sont alternativement dehors et dedans, il devient possible de secouer la torpeur et de mettre en action la jeunesse du pays. Encore faut-il une révolution copernicienne: que la justice change de camp. Qu’elle condamne l’inaction des gouvernements, comme la Cour européenne des droits humains a commencé à le faire (merci les «juges étrangers»!) et qu’elle renonce à embastiller les activistes du climat et les zadistes du Mormont ou d’ailleurs qui, eux, «désobéissent» pour rien de moins que sauver leur avenir.

Notes[+]

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

 

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lundi 8 janvier 2018

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