Capitalistes contre reblochon
«Lactalis rachète Verdannet.» Cette phrase était sur toutes les lèvres des éleveuses et éleveurs laitiers de Haute-Savoie. Le géant laitier Lactalis a en effet pris le contrôle de la société de fromagerie haut-savoyarde Verdannet.
Dans le département, Lactalis contrôlait déjà la fromagerie Pochat. L’acquisition de Verdannet s’inscrit donc dans un processus d’implantation de Lactalis initié dès 1991 (acquisition de la fromagerie Girod). Ce qui donne une résonance particulière à cette nouvelle, c’est que Lactalis pourrait bientôt contrôler la moitié du lait transformé en reblochon AOP dans le département. Ce chiffre est contesté par les représentants de Lactalis, mais largement admis dans les milieux intéressés.
Dans une lettre ouverte publiée le 20 juillet dernier, la Confédération paysanne – équivalent français d’Uniterre – expliquait en quoi ce rachat constitue une menace. «[Lactalis] aura un pouvoir démesuré dans les décisions collectives» et «pourrait attaquer le cahier des charges de ce fromage emblématique». Cette question a des conséquences qui vont bien au-delà du seul goût de la tartiflette.
Le contenu du cahier des charges peut en effet être vu comme une manière de protéger les productrices et producteurs de lait de l’industrialisation croissante.
Ainsi, le reblochon AOP doit-il être produit avec du lait cru, ce qui constitue une difficulté sanitaire majeure pour les industriels. Le reblochon AOP doit également être produit à partir du lait de vaches qui n’ont été alimentées qu’à l’herbe, au foin et avec un complément de céréales, à l’exclusion de tout aliment fermenté (maïs ou herbe ensilée). Cette dernière disposition est une protection contre la surproduction (les aliments fermentés permettent d’augmenter la production de lait).
Or, la surproduction est une des voies par lesquelles les sociétés industrielles de la transformation laitière prennent leurs profits. Il y a donc fort à parier que Lactalis voudra faire modifier ces dispositions. En contrôlant la moitié du lait transformé en reblochon AOP, elle pourra plus facilement faire pression sur l’instance de décision.
Le coup joué cet été par Lactalis n’a été rendu possible que par la prise de pouvoir progressive d’entreprises capitalistes contre l’ancien modèle coopératif. En 1952, puis en 1972, deux articles de la Revue de géographie alpine rendent compte de la transformation, puis de la crise du modèle initial de la fruitière (fromagerie) 1> Allefresde Maurice, «Les fabrications fromagères en Haute-Savoie», Revue de géographie alpine, tome 40, no 4, 1952, pp. 625-641, doi.org/10.3406/rga.1952.1072
Jean-Paul Guérin, «Les fruitières savoyardes (Savoie et Haute-Savoie)», Revue de géographie alpine, tome 60, no 3, 1972, pp. 453-466, doi.org/10.3406/rga.1972.1278 .
Dans ce modèle, la coopérative laitière vend son lait pour une année au fruitier qui peut, en contrepartie, utiliser les installations possédées par la coopérative et vendre le produit de la transformation ainsi que les porcs, co-produits traditionnels du fromage.
Après la Seconde guerre mondiale, les transformations de la production agricole et de la commercialisation ont favorisé la constitution d’une classe de fromager·ères enrichi·es qui ont renversé le rapport de force en leur faveur au détriment des collectifs d’éleveuses et d’éleveurs. La fromagerie Verdannet, qui vient d’être achetée par Lactalis, était de celles-là. Avec cette vente, la famille Verdannet a sans doute réalisé une excellente opération financière.
Celles et ceux qui parlent de trahison à propos de cette vente s’aveuglent sur les logiques à l’œuvre depuis plus d’un demi-siècle. Le géographe Maurice Allefresde, auteur d’un des deux articles cités plus haut, soulignait, en 1952 déjà, que «l’ingérence des intérêts commerciaux privés au stade de la vente du reblochon est en tous points comparable […] à celle qui, brisant le caractère artisanal de la fruitière, tend à contrôler désormais la vente et la fabrication des gruyères en Haute-Savoie». Réaliste, il poursuivait en notant que ce ne serait certainement pas «la masse des producteurs qui recueillera […] l’essentiel des produits de ce dynamisme économique et des spéculations commerciales qui lui sont liées.»
En Haute-Savoie, de nombreuses coopératives qui vendaient leur lait à Verdannet s’organisent aujourd’hui pour trouver d’autres débouchés. La Confédération paysanne appelle en outre à mener «une réflexion de long terme» sur la possibilité d’ouvrir des ateliers en gestion directe, c’est-à-dire dans lesquels les personnes qui assurent transformation et commercialisation sont salariées par la coopérative. Ce modèle est aujourd’hui le seul susceptible de remettre le pouvoir du côté des productrices et des producteurs et de protéger les acquis du cahier des charges.
Notes
Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.