Chroniques

Un projet gouvernemental (4/4)

Carnets paysans

Cette chronique est la dernière d’une série portant sur le rapport du Conseil fédéral intitulé «Orientation future de la politique agricole» publié en juin dernier. J’ai souligné, dans les chroniques précédentes, deux manques importants de ce rapport: celui d’une vision proprement politique qu’on serait en droit d’attendre de l’exécutif fédéral et celui d’un positionnement net en matière de politique foncière. Je voudrais m’attacher ici à un thème très présent dans ce rapport: celui de l’innovation technique au service de l’augmentation de la productivité.

L’innovation est bien sûr au cœur d’un plaidoyer libéral forcément présent dans un rapport fédéral. «L’Etat dote l’agriculture et le secteur agroalimentaire de conditions-cadre qui permettent l’innovation et l’esprit d’entreprise et non qui les entravent», peut-on lire en page 32, une déclaration générale et rabâchée pour tous les secteurs économiques. Plus loin, la rengaine habituelle se poursuit: «Une plus grande liberté entrepreneuriale pour les agricultrices et pour les agriculteurs et un environnement propice à l’innovation sont des clés essentielles pour accroître la compétitivité du secteur.» Dans un secteur aussi fortement subventionné que l’agriculture, on aurait pu imaginer que les trompettes du libéralisme jouent en sourdine.

De quoi s’agit-il précisément quand il est question d’innovation? C’est ce que l’on espère apprendre du sous-chapitre 3.1.4 du rapport intitulé «Innovation et technologie». On constate tout d’abord que la productivité du travail agricole continue d’augmenter dans les années récentes. Une augmentation soutenue, selon le rapport, par des fonds publics alloués à la recherche et à la vulgarisation qui ont, eux aussi, augmenté, passant de 246 à 382 millions de francs sur la même période. Pourtant, regrette le rapport, «la Suisse ne fait pas partie aujourd’hui des régions dotées des start-up les plus performantes dans la chaîne de valeur agricole et agroalimentaire.» Plus loin dans ce sous-chapitre, on se félicite de la signature d’une «charte sur la numérisation dans l’agriculture et le secteur agroalimentaire suisse», une charte qui devrait permettre «que la Suisse puisse se positionner comme un pôle économique et scientifique innovant et moderne». Tout cela signifie que ce qui inquiète au premier chef le Conseil fédéral, c’est que l’industrie profite suffisamment du soutien public au secteur agricole. Peu importe que le nombre de fermes diminue d’une unité par jour, ce qu’il nous faut, selon l’exécutif, ce sont des start-up performantes…

Ce discours sur l’innovation technique est, on le voit, habillé de tous les mots-clés du modernisme. Mais cette façade rhétorique peine à dissimuler la grande supercherie: le discours de la modernité n’est pas du tout moderne. «Les avancées de la biotechnologie […] sélection animale et végétale ou technologies plus efficientes telles que les robots de traite» qu’évoque le rapport sont les vieilles recettes du développement agricole qui ont cours depuis le XIXe siècle. On s’en convaincra facilement, s’il le fallait, en lisant les travaux des historiens Christophe Bonneuil ou François Jarrige. Il n’y a rien d’innovant à ces innovations qui reconduisent le même schéma: augmenter la productivité du travail pour tirer les prix agricoles vers le bas, au risque de crises de surproduction absurdes, au prix de gaspillages considérables et d’un épuisement programmé des ressources.

L’innovation technique n’est, en tant que telle, une solution à rien. Elle ne vaut que si elle est l’outil d’une agriculture paysanne et non une source de profit pour l’industrie des machines et du numérique. A cet égard, une revendication formulée en 2016 par le réseau français InPACT pourrait constituer une réponse au rapport du Conseil fédéral. Dans son Plaidoyer pour la souveraineté technologique des paysans, le réseau de développement rural soulignait la nécessité de «financer les processus vivants et créatifs d’innovation collaborative et des dispositifs d’économie circulaire pour les agroéquipements (notamment la conception intégrée sur les territoires, le recyclage et réemploi de matériels fonctionnels, l’autoconstruction)».

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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