Chroniques

Le 13-Novembre à hauteur de femme

Les écrans au prisme du genre

Au début de la projection de Revoir Paris1>Réalisé par Alice Winocour, 2022, avec Virginie Efira, Benoît Magimel, Grégoire Colin., je craignais le pire. On est dans le centre de Paris, chez les bobos: Mia (Virginie Efira) est traductrice de russe, Vincent (Grégoire Colin), son compagnon, est chef de service dans un hôpital parisien; elle parcourt Paris sur une grosse moto en blouson de cuir et en jean; ils se rejoignent pour dîner dans une brasserie branchée; il la quitte peu après, obligé, lui dit-il, d’aller superviser une nouvelle venue dans son service (Mia apprendra beaucoup plus tard qu’il allait rejoindre une femme)… Alors qu’elle rentre à moto, elle est surprise par une averse et s’arrête dans une (autre) brasserie, où elle s’assied distraitement en regardant autour d’elle, en particulier une grande tablée où se fête l’anniversaire d’un homme (Benoît Magimel) entouré de jolies jeunes femmes. Ce brouhaha familier est brutalement interrompu par le bruit d’une arme automatique: c’est le chaos, filmé à sa hauteur, quand elle tente de s’aplatir entre les tables, parmi les corps inanimés. Puis un écran noir. Et sa voix off dit: «A partir de là je ne me souviens plus de rien.»

La suite du récit reprend sept mois plus tard, quand, convalescente de retour à Paris, elle s’entend dire par un médecin qu’il faudra encore attendre des mois pour faire de la chirurgie esthétique sur la vilaine cicatrice qu’elle a au ventre. On va la suivre dans la recherche tâtonnante de bribes de souvenirs de ce soir du 13 novembre 2015 où sa vie a basculé.

La bonne idée du film, c’est de ne relater cet événement traumatique et ses suites qu’à travers l’expérience qu’en a faite l’héroïne: aucun surplomb, aucune vision d’ensemble; on est aussi loin que possible du roman balzacien… Après une soirée calamiteuse où elle constate que ses relations aux autres, compagnon compris, sont irrémédiablement affectées, Mia s’installe dans un studio prêté par une amie et entreprend de retrouver les lieux et les gens qui ont vécu avec elle ce cauchemar. Elle avance à l’aveuglette à travers des rencontres, certaines décevantes, d’autres émouvantes, d’autres culpabilisantes. Des bribes de souvenirs font surface, un visage, une main serrée, une cave… Le film tente de rendre compte de la façon dont les victimes directes ou indirectes s’entraident affectivement, alors que le reste du monde leur devient étranger. C’est une femme (Maya Sansa) qui anime l’association des victimes et c’est principalement avec des femmes que Mia entre en contact. Mais c’est un homme, Thomas (Benoît Magimel), dont on fêtait l’anniversaire, qui la reconnaît: gravement blessé aux jambes, il enchaîne les opérations tout en lui proposant avec humour de reprendre leur histoire (il l’avait repérée, seule à la table d’à côté) là où elle a été interrompue. Le film permet de comprendre comment le traumatisme collectif a créé une sorte de communauté alternative (ce qu’a montré le procès) qui permet aux survivant·es de ne pas sombrer dans le désespoir ou la culpabilité, alors même que le monde d’avant leur est devenu impraticable. On ne sait pas ce que deviendra le couple Mia-Vincent, mais les réactions de ce dernier montrent qu’il n’a pas pris la mesure du traumatisme de Mia (peut-être est-ce impossible).

L’autre bonne idée du film est de faire émerger les victimes invisibles du séisme, en l’occurrence les cuisiniers sans-papiers qui travaillaient dans les caves de la brasserie et qui ont disparu quand ils n’ont pas été tués. Parce que le souvenir lui est revenu d’une main secourable qui ne l’a pas lâchée pendant l’interminable attente des secours, elle part à la recherche de celui dont elle n’a ni le nom ni l’adresse, et qu’elle finira par trouver après un long périple dans le monde des laissés pour compte de la prospérité parisienne (la direction de la brasserie a remplacé la plupart des employés et a imposé l’omertà aux autres). Ce rappel opportun que même dans les tragédies collectives tout le monde n’est pas à la même enseigne pour être secouru, soigné, consolé, clôt le film en évitant l’unanimisme suspect qui a prévalu dans la commémoration du 13-Novembre. On revoit Paris en effet avec un regard bien éloigné de la vision «bobo» du début…

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Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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