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«Décoloniser l’aide humanitaire?»

EST-CE BIEN RAISONNABLE?

La «décolonisation» ou plutôt la «désoccidentalisation» des pratiques de l’aide internationale fut au centre de passionnantes interventions le 16 septembre dernier à l’université de Neuchâtel, sous l’égide de l’Observatoire éthique et santé humanitaire (OESH), une association suisse basée à Neuchâtel, dont le mandat et l’objectif sont de nourrir une réflexion critique sur l’aide humanitaire. Organisée et pilotée par le responsable de l’OESH et fondateur de Médecins du monde Suisse Nago Humbert, cette journée a permis à plusieurs acteurs de référence dans le domaine de l’aide humanitaire – tels que Rony Braumann ou Pierre Krähenbühl – de partager leurs expériences de plusieurs décennies dans un secteur parfois porté aux nues, mais qui fait également l’objet de vives critiques. Même si certains considèrent que l’«on ne critique pas ceux qui font le bien», comme l’a relevé Nago Humbert, ce dernier estime cependant que l’aide humanitaire – qui peut être l’«alibi politique, le cache-sexe de la lâcheté politique de certains pays» – doit être questionnée et ses pratiques remises en cause.

Au terme de «décolonisation», Francis Akindes, sociologue et professeur à l’université de Bouaké en Côte d’Ivoire, préfère celui de «désoccidentalisation» d’un champ humanitaire qui cache mal les rapports de force et de pouvoir entre organisations internationales, bailleurs de fonds, et agents locaux subalternes – dont, à compétence égale, la rémunération est toujours sensiblement inférieure. Quant aux Etats en situation d’aide d’urgence, ils assistent, selon lui, «à la prise de pouvoir d’experts qui définissent eux-mêmes les priorités». Les enquêtes qu’il a menées sur le terrain font ressortir de part et d’autre une «logique du soupçon»: les organisations locales soupçonnent ainsi les organisations internationales de ne pas les former ni faciliter leur accès aux fonds internationaux «pour éviter de signer ainsi leur inutilité et les maintenir dans une forme de dépendance afin de pérenniser leur présence». Du côté des organisations internationales, on déplore des ONG locales «peu soucieuses de gouvernance»; avec une tendance à se méfier d’organisations à la tête desquelles «on retrouve le père, la mère et le fils aîné».

«L’action humanitaire, en premier lieu, c’est un geste local, fait par les gens d’à côté, ce sont les humanitaires locaux qui répondent en premier lieu aux besoins», a déclaré pour sa part, en visioconférence depuis Pékin, l’actuel envoyé personnel du président du Comité international de la Croix-Rouge en Chine Pierre Krähenbühl, qui se déclare «convaincu que les acteurs locaux, en première ligne, sont les mieux placés». Il suit donc de près le débat sur la localisation de l’aide, promu lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire qui s’était tenu à Istanbul en mai 2016. Pierre Krähenbühl, également ancien commissaire général de l’UNWRA, l’Office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, a pu constater «une forme de racisme au sein du secteur humanitaire» et prône une diversité dans l’origine du personnel des organisations humanitaires «pour mieux refléter les sensibilités à l’œuvre dans le monde entier». Il estime qu’il s’agit-là d’«une richesse fondamentale qui devrait se retrouver à tous les niveaux de la hiérarchie».

Dans une brillante intervention lors de laquelle il a rappelé les fondements historiques de l’aide humanitaire des origines jusqu’à aujourd’hui, Rony Braumann, actuel directeur d’études à la Fondation Médecins sans frontières, organisation dont il fut le président durant plusieurs années, a relevé que «l’universalisme dont se réclament les humanitaires est en fait ‘à étages’, avec des implications différentes selon les raisons géographiques». Dans son rappel historique, il a ainsi fait référence à la Convention de Saint-Pétersbourg de 1868, qui visait à supprimer certaines munitions d’une cruauté excessive, causant des dommages irréversibles, telles les balles dum-dum; lesquelles demeurèrent toutefois autorisées pour la chasse aux grands fauves ainsi que dans le contexte des guerres coloniales, où l’on a affaire, disait-on, à «des humains pas tout à fait humains». Selon lui, il existerait jusqu’à aujourd’hui des connexions entre humanitaire et colonialisme.

Catherine Morand est journaliste.

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lundi 8 janvier 2018

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