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Europe et climat victimes de la «stratégie du choc»

Capter le marché européen du gaz est un projet de longue date que les Etats-Unis ont à présent le loisir de réaliser, du fait du boycott partiel du gaz russe. L’Europe, où le prix du gaz flambe, «paie le prix de sa soumission» aux intérêts étasuniens, analyse Olivier de Marcellus, qui déplore le rétropédalage en cours en matière de transition énergétique.
Energie

Un récent article du Monde diplomatique le résume bien: «La bataille de l’énergie (…) compte déjà ses cocus, ses coquins et ses conquérants. L’Europe appartient indubitablement à la première catégorie.1> Mathias Reymond et Pierre Rimbert, «Qui gagne la guerre de l’énergie?», Le Monde diplomatique, juin 2022.» Il est en effet navrant de voir que l’on se borne à constater le fait évident que la Russie est l’agresseur, sans comprendre le jeu géostratégique des Etats-Unis, qui ont poussé au crime et en profitent – avec des conséquences désastreuses pour le climat.

Quelques rappels historiques. En 1945, avec ses 20 millions de victimes de guerre, la Russie craignait avant tout un réarmement de l’Allemagne. Au point de proposer de s’en retirer – comme elle l’a fait pour l’Autriche – si sa neutralité était assurée. La réponse étasunienne a été le réarmement et l’OTAN. Depuis, cette alliance a avancé de 600 kilomètres vers l’est, en violation notamment des promesses formelles faites à Gorbatchev. Noam Chomsky l’a rappelé récemment: la neutralité de l’Ukraine, dernière zone tampon entre les troupes de l’OTAN et la frontière russe, a été reconnue comme un probable casus belli «par tous les diplomates étasuniens de haut niveau connaissant la Russie depuis trente ans, bien avant Poutine 2>Cf. «Sortie diplomatique toujours possible», extraits de l’interview de N. Chomsky par C.J. Polychroniou (Truthout) dans Le Courrier du 5 septembre 2022». Immédiatement avant l’invasion, le ministre des Affaires étrangères russe soulignait: «La clé de tout est la garantie que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est.» Mais provoquer ainsi la Russie la mettait dans une «double contrainte»: soit Poutine acceptait une humiliation et un recul historiques, soit elle déchaînait contre elle une union sacrée – et surtout perdait le marché européen du gaz. Si un tel calcul paraît trop cynique, rappelons-nous que Bush père avait assuré à Saddam Hussein qu’il n’interviendrait pas si le Koweït était envahi…

En tout cas, le projet de remplacer le gaz russe par le gaz de fracking étasunien date déjà de l’ère Trump. (Avec le collectif BreakFree, nous étions en relation avec une communauté autochtone de la côte texane qui luttait déjà contre l’implantation d’une usine de gaz liquéfié destiné à cette exportation.) Mais à l’époque, Trump devait le subventionner massivement, le gaz russe étant beaucoup moins cher. Avec la guerre et le boycott partiel du gaz russe, le prix du gaz s’est multiplié par dix en Europe (de 20 à 190 euros/MWh en une année)! Les pétroliers US engrangent des profits inouïs, les Etasunien·nes ne paient toujours que quelques dollars leur gaz, les Russes encaissent plus d’argent qu’avant grâce à la hausse du prix… et les Européen·nes sont pris à la gorge par les prix et la peur d’une pénurie. Qui est donc le dindon de la farce? Pas étonnant si les Etats-Unis sont prêts à se battre jusqu’au dernier Ukrainien.

Mais le plus grave dans cette histoire est l’abandon des ambitions de transition énergétique, une application parfaite de la thèse exposée par Naomi Klein dans son livre La stratégie du choc (Actes Sud, 2008). En agitant la peur d’une pénurie créée par la décision de boycott, on justifie une ruée vers les installations de gaz liquéfié (LNG) pour importer du gaz de fracking, l’énergie fossile la plus néfaste pour le climat, compte tenu des fuites de méthane ayant lieu au long de cette filière. Déjà, les analystes du marché relativisent la menace de pénurie, qui serait «peut-être» pour le printemps. Qu’importe, les contrats pour des installations LNG (qui ne seront opérationnelles que vers 2026!) se multiplient, bouchant l’horizon à la transition. On aurait pu profiter de ce «choc» pour se ruer sur les renouvelables, mais leur lobby n’est pas de taille. L’Europe – et le climat – paient le prix de sa soumission à la politique étasunienne.

Mais le pire n’est jamais certain. L’Europe pourrait enfin comprendre qu’il faut au moins tenter une solution négociée à cette guerre, maintenant que l’agresseur est en mauvaise posture.

A un autre niveau, fin octobre, le collectif BreakFree organise une tournée en Europe de membres de communautés autochtones du Texas et d’Argentine dévastées par le fracking sur leurs terres.

Notes[+]

*Militant altermondialiste et climatique, membre du collectif Breakfree, Genève, breakfreesuisse.org

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