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Un projet gouvernemental (3/4)

Carnets paysans

Dans ma chronique du 12 août, je relevais l’absence de questionnement proprement politique dans le rapport «Orientation future de la politique agricole» publié fin juin par le Conseil fédéral1>Lire également la chronique du 26 juillet dans le dossier ci-dessous sur la présentation générale du rapport. Rendez-vous jeudi 6 octobre pour le dernier volet de la série.. Je voudrais revenir ici sur une autre absence remarquable dans ce rapport, celle de la politique foncière.

Si l’on recherche l’expression «droit foncier rural» dans le rapport, on ne rencontre qu’une proposition de renvoi à plus tard de modifications mineures de cet ensemble de règles qui encadrent les conditions de vente, d’achat et d’exploitation des terrains agricoles. Le mot «installation» n’est, quant à lui, employé que s’agissant d’installations de production de biogaz, jamais de nouvelles exploitations agricoles. Pourtant, un des leviers permettant de transformer le système agricole pourrait bien être la mise en œuvre d’une politique foncière favorisant l’installation de nouvelles fermes et limitant la concentration des terres.

La France, dès les années 1960, s’est dotée d’outils d’observation et d’intervention sur le marché des terres agricoles pour mettre en œuvre ses objectifs en matière de politique agricole. En 1963, le Bulletin du Ministère de l’agriculture explique qu’il convient de limiter ce que l’on appelle alors le «cumul des terres», dans le but de «freiner et même stopper au maximum la croissance de ceux qui sont déjà suffisamment nantis, d’aider au maximum les plus démunis à atteindre le niveau d’une exploitation viable, c’est-à-dire qui permette de vivre et pas seulement de mourir». A cet effet, l’Etat crée les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural). Conformément à la vision de l’agriculture qui prévaut à l’époque, les SAFER poussent dans le sens d’une agriculture productiviste et modernisée. Elles cherchent néanmoins à favoriser les installations au détriment des agrandissements.

Dès la loi d’orientation agricole de 1980, les outils de contrôle se renforcent sous l’appellation générale de «contrôle des structures». Les départements sont notamment invités à rédiger un schéma directeur des structures, soit un document qui fixe les priorités pour les exploitations agricoles: installation ou agrandissement, type de cultures, distance maximum des terrains avec le siège de l’exploitation, etc. Sur la base de ces critères, des autorisations d’exploiter sont délivrées en cas de changement de locataire d’un terrain agricole: si deux paysannes sont en concurrence pour louer un certain terrain, une instance administrative va examiner laquelle correspond le mieux aux critères énoncés par le schéma directeur des structures.

Bien entendu, ce système n’a pas permis d’enrayer la concentration des terres, ni l’industrialisation de l’agriculture française. Quoique les organisations professionnelles soient associées aux processus de délivrance des autorisations d’exploiter, les résistances sont immenses. Toutes les formes d’arrangement sont préférées à un changement de locataire qui oblige à un passage par l’administration. Les campagnes françaises sont des mille-feuilles d’échanges informels de baux agricoles, certains pratiqués avec bon sens, d’autres ayant pour but unique d’échapper au contrôle des structures. Malgré cela, les dispositifs du contrôle des structures établissent un lien entre politique agricole et gestion du foncier. C’est un coin enfoncé dans le dogme de la propriété privée et du libre marché – et c’est pourquoi les pouvoirs publics se donnent peu de mal pour appliquer ces dispositifs dans toute leur rigueur.

En Suisse, depuis les années cinquante, la surface moyenne par exploitation a été multipliée par un facteur quatre. Dans ce contexte de concentration, la mise en place de règles juridiques visant à limiter la concentration des terres et à favoriser de nouvelles installations aux pratiques culturales vertueuses devrait être un des axes forts d’une politique agricole ambitieuse. A la lecture du rapport d’orientation du Conseil fédéral, on constate qu’on en est loin.

 

Notes[+]

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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