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Filiation: un débat loin d’être clos

Chronique des droits humains

En Suisse, l’enfant né à l’étranger d’une gestation pour autrui n’est pas d’emblée l’enfant des parents d’intention. Le vendredi 19 août dernier, le Tribunal fédéral a informé que, le 1er juillet précédent, il avait admis un recours formé par l’Office fédéral de la justice contre un arrêt du Tribunal cantonal argovien qui avait ordonné l’inscription comme père d’un donneur de sperme dans le cadre d’une procédure de maternité de substitution menée à l’étranger1>Arrêt du Tribunal fédéral du 1er juillet 2022 dans la cause 5A_32/2021, destiné à la publication dans le recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral (ATF).

Un couple de nationalité suisse dont la femme avait aussi la nationalité géorgienne, marié depuis 2011, avait conclu le 1er novembre 2018 un contrat avec un centre de procréation médicalement assistée à Tbilissi, en Géorgie. Le 4 novembre 2018, le couple a conclu un contrat de maternité de substitution avec une femme non mariée, en tant que mère porteuse, et avec une autre femme, en tant que donneuse d’ovule. Au mois de juillet 2019, la mère porteuse a donné naissance à une petite fille à Tbilissi, le père génétique étant le mari du couple. Le 19 juillet 2019, le bureau de l’état civil géorgien a enregistré un acte de naissance, mentionnant pour parents le père génétique et son épouse.

Le couple a alors annoncé la naissance de l’enfant aux autorités d’état civil du canton d’Argovie. Ces dernières ont refusé de reconnaître l’acte de naissance géorgien et ont décidé que la petite fille serait enregistrée comme enfant de la seule mère porteuse, avec l’indication supplémentaire du nom de la donneuse d’ovule. Toutes les personnes concernées ont fait recours contre cette décision auprès du Tribunal cantonal argovien, requérant la reconnaissance intégrale de l’acte de naissance géorgien. Le Tribunal cantonal argovien a admis partiellement le recours, ordonnant que le mari soit inscrit comme père de l’enfant, avec les mentions supplémentaires des noms de la mère porteuse et de la donneuse d’ovule. Il a en revanche refusé d’inscrire la femme comme mère de l’enfant.

Dans un arrêt précédent, le Tribunal fédéral avait rejeté le recours des personnes concernées contre un refus similaire2>Arrêt du Tribunal fédéral du 7 février 2022 dans la cause 5A_545/2020, destiné à la publication dans le recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral (ATF). Il avait en particulier retenu que le droit au respect de la vie privée de l’enfant, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, impliquait que la mère d’intention ait une possibilité d’obtenir la parentalité légale, pour autant que l’enfant ait été conçu avec le sperme du père d’intention. Mais, d’après un avis consultatif rendu en avril 2019 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, il ne serait toutefois pas nécessaire que la mère d’intention soit considérée ab initio comme une mère légale; il suffirait qu’elle puisse, comme le père d’intention génétiquement apparenté, obtenir cette position ultérieurement par d’autres moyens, comme l’adoption de l’enfant, pour autant que l’intérêt supérieur de l’enfant soit préservé et que la procédure soit effective et rapide. Dans le cas qui lui a été soumis, comme le couple qui s’occupait de l’enfant était domicilié en Suisse, c’était le droit suisse qui devait s’appliquer et, notamment, les règles de l’article 252 du Code civil d’après lesquelles, à l’égard de la mère, la filiation résulte de la naissance – selon l’adage latin mater semper certa est, soit: (l’identité de) la mère est toujours certaine – et, à l’égard du père, la filiation est établie par son mariage avec la mère, par reconnaissance ou par jugement.

La latitude laissée aux différents Etats par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est toutefois critiquée en doctrine, au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle questionne notamment les hypothèses où les parents d’intention renonceraient après la naissance à reconnaître, pour le père d’intention, respectivement à adopter, pour la mère d’intention, l’enfant, par exemple si ce dernier présentait un handicap ou n’était pas du sexe désiré.

A la suite d’un postulat de la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats, le Conseil fédéral a adopté en fin d’année dernière un rapport sur la nécessité de réformer le droit de l’établissement de la filiation3>Rapport du Conseil fédéral du 17 décembre 2021, de la nécessité de réviser le droit de l’établissement de la filiation, consultable sur www.bj.admin.ch. Il maintient toutefois le principe mater semper certa est. Ces exemples jurisprudentiels démontrent que le débat, politique et sociétal, est loin d’être clos.

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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