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Pour Adil et Camara

Carnets paysans

Adil Belakhdim a été tué le 18 juin dernier par un poids lourd dont le chauffeur a foncé sur le piquet de grève établi devant la centrale logistique de Lidl à Biandrate (Italie, province de Novare). Il était coordinateur régional du syndicat SI Cobas qui fait l’objet d’une campagne de dénigrement extrêmement violente de la part du patronat de la branche logistique en raison de ses positions particulièrement combatives. Selon le récit des camarades d’Adil Belakhdim, des menaces sont proférées quotidiennement contre les travailleuses et travailleurs syndiqué·es par l’encadrement. Toutes les actions syndicales dans ce secteur font l’objet d’attaques physiques par des milices privées comme ce fût le cas, quelques jours avant l’assassinat d’Adil, sur la plateforme FedEx de Piacenza ou encore devant l’usine TexPrint, dans la région de Florence, le 16 juin dernier.

Les mêmes faits s’étaient déjà produits, le 14 septembre 2016, sur une plateforme logistique de Piacenza où Abd Elsalam Ahmed Eldanf, membre de l’Union des syndicats de base (USB), avait été tué par un chauffeur de poids lourd ayant foncé sur le piquet de grève auquel il participait. Comme le soulignent les syndicats combatifs, ces tragédies ne sont pas des accidents ou les actes de francs-tireurs isolés. Les conditions de travail dans la logistique font l’objet d’une lutte presque permanente en Italie depuis près de dix ans, une lutte dans laquelle les confédérations syndicales hégémoniques (CISL, CGIL, UIL) laissent seules de petites structures comme SI Cobas et USB.

Camara Fantamadi est mort d’épuisement et de soif le 24 juin dernier dans les environs de Brindisi (Pouilles). Ouvrier agricole, il participait à des travaux de récolte pour un salaire de six euros de l’heure sur lequel, bien souvent, divers frais (logement, transport, nourriture) sont encore déduits. Il s’est effondré sur son vélo en rentrant chez son frère après une journée de travail. Dans ce secteur également, les tentatives d’organisation syndicale des travailleuses et travailleurs se heurtent à un consortium patronat-crime organisé qui s’acharne à maintenir des conditions de travail esclavagistes.

Dans un texte republié en hommage à Adil Belakhdim, Alberto Prunetti, auteur d’une magnifique trilogie ouvrière (Amianto, une storia operaia, 108 metri: the new working class hero et Nel girone dei bestemmiatori) écrit ceci : «On dit que la classe ouvrière n’existe plus et pourtant, trois ouvriers meurent chaque jour. Je les inscris dans un cercle. Parce que s’il n’y a plus d’ouvriers, c’est que les immeubles se construisent tout seuls. Que les paquets arrivent à la porte par magie. Que les téléphones portables sont assemblés par des curés avec l’aide du Saint-Esprit. Que la cigogne apporte la nourriture dans les supermarchés. Que l’essence est faite d’eau bénite.» C’est une situation profondément tragique que les vies ouvrières ne deviennent visibles au plus grand nombre que par leur fin violente.

Ces deux morts en moins d’une semaine relient symboliquement les récoltes dans la fournaise des Pouilles ou de Sicile aux étals de tomates à vil prix de Lidl en passant par les plateformes logistiques de la chaîne de supermarchés. Elles soulignent que l’agro-industrie n’est pas un concept abstrait dont on pourrait se débarrasser au moyen de quelques mesures technocratiques (interdiction de ceci, promotion de cela). L’agro-industrie est avant tout le moyen de produire d’énormes profits et les bénéficiaires de ces profits sont prêts à tout pour les défendre. Lorsqu’il a quitté son poste de directeur général de Lidl en 2019, le manager danois Jesper Hojer (43 ans), aurait déclaré qu’il voulait «passer plus de temps avec sa famille». Une possibilité que son successeur n’aura laissée ni à Adil Belakhdim ni à Camara Fantamadi.

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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