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Le devenir commun

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Philosophe dont nous avons plusieurs fois parlé dans ces colonnes, Sophie Klimis publie un nouveau livre: Eveiller à la pensée. Au détour des Grecs – composé d’entretiens avec son collègue français Frank Pierobon. L’occasion pour l’autrice de réagir aux attaques dont les études classiques sont régulièrement l’objet – en particulier de la part des courants de la Cancel culture. Les Grecs étaient-ils foncièrement sexistes? Racistes? Plutôt que d’effacer cet héritage ou de le préserver en en dénonçant simplement les lectures anachroniques, la professeure de l’Université Saint-Louis de Bruxelles nous invite à une déconstruction critique.

Klimis observe que – dans le camp réactionnaire comme dans celui de l’émancipation – la vogue est à la disqualification de l’universalisme, à «l’enfermement dans les particularismes». Bien sûr, sous couvert d’universalisme, l’humanité a avant tout connu, jusqu’ici, l’«abusive extension d’un particularisme blanc, mâle et occidental»; pourtant, notre autrice maintient son adhésion au principe d’un «universel pratique» et – sans contradiction – fait l’éloge de la créolisation et de la mondialité telles que les pensent les littérateurs Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau.

Dans le prolongement direct de ces réflexions, l’intellectuelle belge revient – au fil des échanges avec Pierobon – sur l’une de ses passions fondamentales: la tragédie athénienne. Par-delà l’objet esthétique, elle envisage celle-ci comme une «praxis à la fois rituelle et politique». Le personnage collectif du chœur était constitué de citoyens, d’amateurs donc. Les répétitions – qui exemptaient les concernés de toute charge militaire – pouvaient durer près d’une année. Jeunes éphèbes à la ville (selon de récentes hypothèses historiques), ces choreutes incarnaient – à même l’orkhestra – des figures de l’«anti-citoyen»: femmes, esclaves ou barbares – parfois les trois en même temps comme dans les Choéphores d’Eschyle ou les Troyennes d’Euripide. L’expérience du chœur tenait ainsi, semble-t-il, du rite de passage, du travestissement identitaire, d’une remarquable inversion des positions sociales. Incitant à l’entretien en soi d’autres manières de sentir et penser le monde, cette «transe lucide» a pu concourir – relève l’autrice – à l’établissement du bien commun.

Pour le Platon des Lois, la production du commun à partir de la multiplicité diffuse de la Cité nécessite d’apprendre à «respirer ensemble» (en grec, pneuma signifie à la fois le souffle et l’esprit). Les pratiques chorales auraient bien ainsi participé de cette génération d’un commun. Les chœurs, confirme Aristote, comptent au nombre des activités les plus susceptibles de créer de l’homonoia (littéralement, l’esprit-semblable). Le penseur de Stagire tiendrait cette homonoia pour la «forme politique de l’amitié»; par elle – bien que pensant et ressentant diversement –, les citoyens parviendraient à «juger ensemble des affaires contingentes», à articuler leurs opinions. Aussi ces pratiques rituelles, collectives et affectives – qui ne semblent pas en elles-mêmes politiques – constitueraient-elles la «condition de possibilité» de la politique. On comprend que le souvenir d’Athènes conduise Klimis à tempérer les oppositions – classiques depuis Tönnies et Arendt – entre communauté et société, social et politique.

Advient alors une leçon toujours capitale aujourd’hui: «Tout groupe humain se caractérise par un commun qui n’est pas tant préexistant que visé et même, plus précisément encore, à créer ensemble.» Aristote utilise significativement le verbe koinônein – que l’on pourrait traduire par «faire communauté» mais que Klimis préfère rendre par le néologisme communer. La communauté et l’action collective qui la prend pour finalité doivent s’envisager concomitamment.

Interrogée – en conclusion d’Eveiller à la pensée – sur les résonances contemporaines d’un tel «communer», la philosophe belge cite les initiatives de La Marmite – une université populaire nomade de la culture (pas inconnue des lectrices et lecteurs fidèles du Courrier) qui entend soumettre la culture dite «légitime» à l’appréciation des classes populaires et cristalliser – dans des créations partagées réalisées en collaboration avec des artistes – les doléances et les imaginaires des participant·es sur des thèmes d’intérêts existentiel et démocratique.

L’ingrédient de la durée – si important dans cette sensibilisation à la fois esthétique et citoyenne – a conduit La Marmite à prévoir l’entretien de «Chœurs» cantonaux pérennes constitués de personnes généralement en situation de précarité, à tout le moins peu présentes dans les institutions culturelles ou dans celles de la démocratie formelle. Des expérimentations esthétiques et sociales sans conséquences? S’appuyant sur l’Ulysse de l’Odyssée, Sophie Klimis l’affirme: «Communer dans la beauté et l’émotion suscitées par l’art, communer dans le partage festif d’un repas, n’est pas de l’ordre du divertissement inessentiel. C’est l’essence même de nos vies d’humains.»

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’action culturelle

mathieu.menghini@lamarmite.org

 

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lundi 8 janvier 2018

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