Chroniques

Branche d’osier

À livre ouvert

C’est un petit et élégant livre de format oblong. Typo blanche sur couverture noire mate, doublée de rabats jaune pétant. Parce qu’ils sont et demeureront encore pour longtemps nos compagnons, il importe de prendre soin des mots et de les défendre afin qu’ils conservent leur force irrigante et questionnante. Telle est l’ambition de la collection «Le mot est faible» des Editions Anamosa et du dernier ouvrage paru à son enseigne: Nature1>Baptiste Lanaspeze, Nature, Anamosa, mars 2022..

Peut-être plus que tout autre, le mot «nature» méritait qu’on s’intéresse à lui et c’est ce que fait ici avec panache Baptiste Lanaspeze. Cela commence tout naturellement, oserait-on dire, par une branche d’osier plantée en pleine terre. Une branche de bois vert qui, avec ses congénères formant clôture, finit par devenir lignée de saules. Comme le souligne l’auteur: «Quelque chose qu’on avait pris pour un artefact s’est révélé vivant.» Et cela continue par un rappel rendu, pour le coup, évident: le mot «nature» signifie, via sa double étymologie latine et grecque (natura et phusis), ce qui naît, ce qui pousse.

Dans ce livre, il n’y a pas que la nature qui pousse. Le regard sur elle, le questionnement soulevé par elle, les mots servant à la désigner, tout pousse de concert et s’entremêle devant nous. Il était temps, car la nature, de chose la plus commune qui soit, est en passe de devenir «exotique, presque étrangère». Comment est-ce possible? L’auteur propose une explication: la science serait passée par là, une certaine science du moins, instrumentale à tous égards, visant à faire de la nature une matière première et rien d’autre ou presque. Après pareille dénaturation de la nature, rien de plus normal que de garder nos distances avec elle.

Or, comme le répète l’auteur, «la nature ne s’arrête pas à l’extérieur de nous: le monde est vivant et nous en faisons pleinement partie». Suivent de très belles pages basées sur la lecture des écrits du penseur japonais Imanishi Kinji, laquelle nous amène à penser que si «le propre du vivant est de faire société», si la nature devient sous nos yeux «une vaste société de sociétés», alors nous manifestons dans notre propre manière de faire société rien moins que notre «naturalité».

Ce qui semblait au départ simple pas de côté – un regain d’intérêt pour ce qu’est et ce que n’est pas le mot «nature» – s’apparente tout à coup à un changement de paradigme. Car si la nature n’est pas telle que nous la croyons, si la naturalité se retrouve partout, aucune idée ne demeure à l’identique.

Ce qui permet cette véritable poussée de pensées vives, c’est une science distincte et différente des autres. Ce qui la rend possible, c’est l’écologie. Pour Baptiste Lanaspeze, celle-ci consiste «en une révolution cosmologique et politique qui entend mettre fin à une civilisation mortifère». Rien de moins. Si nous partageons pareil point de vue sur la dangerosité d’une civilisation technocentrée, le rôle porté par l’écologie et ses nombreuses ramifications – dont celle apparemment centrale de l’écoféminisme – nous semble devoir être quelque peu mis en perspective.

Sans remettre en cause l’idée que l’écologie et l’écoféminisme puissent avoir été pour l’auteur un socle concret à partir duquel se repositionner, des expressions comme «magie objective du monde», «notre mère la Terre», «puissances de la vie» ou «résistance gaïenne» soulèvent chacune à leur tour des questions qu’il s’agit de ne pas esquiver, même dans un livre de cette taille. D’ailleurs quand on donne une telle place à l’écologie, ne faut-il pas être prêt à la critiquer? Comment? Par exemple en s’intéressant de près à l’œuvre d’Ernst Haeckel, lequel forgea le mot «écologie» en 1866 et dont les écrits ne sont pas exempts de dérives social-darwinistes2> Cf. Renaud Garcia, La nature de l’entraide, ENS Ed., 2015, p. 77-80.. Ou en se retournant sur les fondements cybernétiques de l’hypothèse Gaïa développée par Lynn Margulis et James Lovelock – un Lovelock dont les écrits les plus récents jettent une lumière crue sur toute son œuvre3>Lire A. Chollier, «D’un anthropocène à l’autre…», Le Courrier, 9 décembre 2019 (en lien ci-dessous)..

Nature de Baptiste Lanaspeze demeure quoi qu’il en soit un livre qu’il faut lire. Tout autant branche d’osier venant d’être fichée en terre, que rappel – afin que cette branche devienne à son tour saule – sur la nécessité absolue de défendre une idée jusqu’au bout; ceci tant contre ses adversaires déclarés que contre certains de ses partisans les plus illustres. Le mot «nature», gageons-le, y gagnera en force.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

Opinions Chroniques Alexandre Chollier

Autour de l'article

Chronique liée

À livre ouvert

lundi 8 janvier 2018

Connexion