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A quoi vise un musée?

L’historien de l’art Rainer Michael Mason commente sa visite de l’exposition «Pas besoin d’un dessin», en cours au Musée d’art et d’histoire genevois.
Art

Personne n’a l’obligation de faire sa Bible de La société du spectacle de Guy Debord (Paris, Buchet-Chastel, 1967). Mais il n’est pas interdit de se demander dans quel établissement on entre, et dans quel but, quand on pénètre dans un musée.

En m’aventurant il y a peu au Musée d’art et d’histoire, à Genève, qui prodigue au passant en proie à l’anxiété de franchir son seuil l’assurance benoîte qu’il n’y a pas besoin d’un dessin, j’ai plongé dans le show. Assez vite, je me suis arrêté à deux artistes qui ne me sont pas étrangers. Le visiteur de musée aime retrouver des œuvres qu’il ne cesse d’interroger.

Tout d’abord Charles Rollier (Milan 1912 – Genève 1968), dont la première peinture au MAH fut Prajna de 1957 (soit Connaissance, en sanskrit), un don de la Société des Amis du musée en 1966.

Sur une longue banque, au sein d’une multitude d’objets, dont un couvre-lit, une robe de fillette et un éléphant fleuri, est posée contre le mur une première toile de Rollier, partiellement cachée par un corsage très orné. Et sur la baguette du cadre se baladent trois petits cochons de plastique. Tout est en rose dans cette zone. Plus loin, parmi des falbalas, la manche pagode d’un kimono brodé, une cloche à fromage, une suspension en verre Daum (?), voire les oreilles d’un chat mauve occultent en partie une seconde peinture de Rollier. Ici, nous sommes dans le bleu.

Cette dernière, de 1968, s’intitule Les femmes arborescentes (énergie de Prakrti). Cela, on ne l’apprend que si l’on repère l’épais nuancier de petit format attaché à un banc, non loin (il n’y a pas de cartels au mur). Prakrti: ce terme désigne en sanskrit le principe femelle dynamique de la nature originelle. Avec finesse, l’illustration du nuancier se focalise donc sur un détail de fessier.

On comprend soudain que Rollier est seulement appelé à jouer les utilités dans ce magasin d’accessoires en déroute devant matérialiser couleurs et nuances. Au mieux, un esprit simple supposera que Rollier a eu, comme un Espagnol célèbre, sa période bleue et sa période rose.

Or le grand peintre genevois a laissé un œuvre que l’on résumera (trop vite) à deux phases – celle des «broussailles» qui regardent vers les idéosophies de l’Inde ancienne et celle des «tourbillonnements sinueux» qui s’accordent à la lecture des Pères de l’Eglise. L’ambition de Rollier – sous les espèces d’un fait plastique absolument de son époque (il pratique une écriture picturale aux apparences gestuelles explorant l’espace-couleur, la lumière-couleur où «dansent des forces») – était de «resacraliser l’immanence par l’extase», selon ses carnets de 1957.

Le mésusage de l’art de Charles Rollier, qui doit se retourner dans sa tombe (il repose au panthéon genevois, le cimetière des Rois), pose question dans un musée.

Un autre peintre m’a retenu dans ma visite: Roman Opałka (Hocquincourt 1931 – Chieti 2011). L’artiste d’origine polonaise, exposé pour la première fois à Genève en 1977 par l’AMAM 1>Association des Amis du musée d’art moderne et contemporain, devenue l’AMAMCO , hôte du MAH, s’est mis en 1965 à tracer, sur toile et/ou sur papier, la suite des nombres naturels, de un à l’infini (de la vie).

Une toile d’Opałka, prêtée par le Musée d’art moderne et contemporain (MAMCO), est donc dressée ici sur un vieux chevalet, comme s’il s’agissait d’un portrait de Liotard ou d’un paysage de Corot. Qu’importe ce que préconisait le peintre quant à l’accrochage au mur, sur fond blanc, du «programme de toute [s]a vie», qui s’est «traduit dans un processus de travail enregistrant une progression qui est à la fois un document sur le temps et sa définition».

L’incomparable entreprise existentielle que l’artiste a menée prend corps au premier chef dans une production visuelle qui se donne à voir, qui fascine le regard (tout en captivant l’esprit). C’est à travers cette production à la fois esthésique, esthétique, conceptuelle et métaphysique que Roman Opałka se livre à notre perception sensible, à notre intelligence.

Or à l’arrière-plan de cette œuvre, s’affiche en très grandes lettres sur un pilastre du MAH: «Pris en compte: 1 2 3 etc.» Cette cinglante dérision, cette niaiserie, c’est un musée qui la profère.

Voilà donc Rollier et Opałka soumis aux réducteurs de sens en fait élitistes (car ils ne donnent rien à comprendre), alors qu’un musée peut être le lieu certes de la délectation, mais aussi et surtout du respect de la pensée artistique, de la mise en perspective instructive, des lumières offertes à l’entendement, de la différenciation entre les choses.Ne fais pas attention au spectacle, lançait Dante: guarda e passa.

* Ancien conservateur du Cabinet des estampes, à Genève.

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