Chroniques

Propos liminaire

À livre ouvert

Il aura suffi d’à peine trois pages pour que mes premières notes trouvent leur chemin vers les marges d’Un nouvel âge de ténèbres1> James Bridle, Un nouvel âge de ténèbres: la technologie et la fin du futur, Allia, 2022., et de trois autres pour que mon esprit se mette en branle. Six pages, c’est peu et beaucoup à la fois. C’est peu en regard de cet ouvrage foisonnant, donnant presque le tournis. C’est beaucoup au vu de la densité même de son propos.

Bien que de portée clairement introductive, ces premières pages semblent n’avoir aucun statut particulier. En ce sens elles ne forment point une introduction au livre, ni même son avant-propos. De toute évidence ce livre n’a besoin ni de l’un ni de l’autre, pas plus que d’une conclusion. Fort de dix chapitres d’égale longueur, il faut arriver au bout de ses quelque 300 pages pour comprendre pourquoi. S’il ne contient nulle partie introductive ou conclusive, c’est que de bout en bout il conserve un ton strictement liminaire, rendant pléonastique toute introduction et impossible toute conclusion.

Que James Bridle ait choisi de donner pareille forme à un ouvrage dédié à la question de la technologie numérique est chose heureuse. En effet, il paraîtrait fort immodeste de proposer une quelconque conclusion, même partielle, à une analyse consacrée à un tel objet. Il suffit de se retourner sur les transformations intervenues ces dernières années, en particulier à la faveur des politiques de confinement, pour prendre la mesure du risque encouru par l’essayiste peu précautionneux. Ou de se rappeler que cette technologie est depuis longtemps devenue un système à part entière, mieux, un système de systèmes où tout semble s’agréger – tout, pour Bridle, c’est vraiment tout, «nous, nos machines, les choses que nous pensons et découvrons ensemble» – pour finalement ne rien laisser à l’identique.

Si ce livre ne connaît pas de conclusion, peut-être est-ce aussi parce que son auteur s’oppose à toute pensée ayant vocation à clore un questionnement ou à le résoudre une fois pour toute. Il faut dire que l’ennemi désigné dans ces lignes est la pensée dite «computationnelle» ainsi que son corollaire, le solutionnisme, «la croyance que n’importe quel problème peut être résolu grâce au calcul informatisé». Et sous cet angle, aucun doute à avoir: l’intuition de Bridle est la bonne. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle n’émane pas d’un technocritique ou d’un technophobe. Pour Bridle, ce n’est pas tant la puissance potentiellement disruptive de la technologie numérique qui pose problème que le fait qu’on ait cru et continue de croire sur parole ses zélateurs les plus forcenés. «Nous avons été conditionnés, écrit-il, à croire que les ordinateurs rendent le monde plus clair et plus efficace, qu’ils réduisent la complexité, offrent de meilleures solutions aux problèmes qui nous taraudent». C’est ce conditionnement en forme de «piratage cognitif» que l’auteur d’Un nouvel âge de ténèbres tente de combattre en assumant désormais une part d’inconnaissable et d’incalculable dans toute réflexion.

Cela débute de belle manière: «Les ordinateurs ne sont pas là pour nous donner des réponses, ce sont des outils qui servent à poser des questions.» Grâce à ce postulat, nous revoilà sujet de plein droit, maître de l’outil que d’autres avaient voulu à la fois nous imposer et dérober à notre compréhension. Un sujet émancipé, mais loin d’être autonome. Pourquoi? Parce que, selon Bridle, aucune tentative de repenser le monde ne peut tenir à distance les ordinateurs. Dès lors que ces derniers sont considérés comme des prolongements de nous-mêmes, force est de reconnaître que toute nouvelle façon de penser «doit émaner de nos inventions technologiques et se faire en coopération avec elles».
Etrange affirmation en vérité, si étrange qu’on se demande si son sens n’«échappe» pas à son auteur. Or ce type d’affirmations revient régulièrement jusqu’à devenir le mot de la fin de l’ouvrage: «Il nous suffit de penser encore et encore, de continuer à penser. Le réseau – nous, nos machines, les choses que nous pensons et découvrons ensemble – l’exige.»

Voilà peut-être pourquoi l’auteur ne veut ni, surtout, ne peut conclure. Or, ce faisant, il nous adresse bien malgré lui une question fondamentale: l’individu voulant se ressaisir de la machine n’est-il pas déjà le «rouage» d’une machine plus vaste? Ce «tout» mettant sur un même plan, de l’avis même de Bridle, l’humain, l’outil et la chose pensée ensemble.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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