Chroniques

Faire penser les autres!

À livre ouvert

C’est un texte, ou disons plutôt un extrait de texte que je conserve précieusement dans un coin de ma mémoire et qui, à chaque fois que je me mets en tête de le partager avec d’autres personnes, ne manque jamais de me valoir de fructueux échanges. Son auteur est Elisée Reclus, géographe et anarchiste né il y a près de deux siècles, un 1er mars 1830, dans une petite ville du sud-ouest français, et dont une vie de labeurs et d’exils le mena en d’innombrables lieux plus ou moins éloignés.
L’extrait en question est tiré de sa correspondance. Quand il prend la plume, ce 13 décembre 1893, Elisée Reclus se trouve à Paris, mais ce qui importe ici c’est l’adresse de son correspondant, laquelle nous ramène dans des parages proches, ceux de Lausanne.

Le passage est plutôt long, je m’en excuse d’avance:

«Mon bien cher ami,

En me traçant une ligne rectrice de pensées, de morale et de conduite, je me suis toujours dit: Sois toi-même; défends ta personnalité envers et contre tous; que ta main soit levée contre celui qui attente à ta liberté et à ta dignité.
Sois bon puisque les autres t’aident à vivre; sois juste puisqu’ils sont d’autres toi-même. Sois toujours plein d’un esprit de justice parfaite envers tous; respecte qui que ce soit dans la pleine mesure de la liberté. Ne juge ou n’interviens que lors d’un attentat contre toi, ton frère ou tes frères.

Dans l’exercice de ton activité, connais tes forces, dose-les, vois de quelle façon tu peux le mieux les mettre en œuvre pour le bien commun. Si tu agis surtout par la force de la pensée, fais penser les autres! si tu vaux par la bonté, la tendresse, fais aimer les autres; si tu es un homme d’action, agis avec les autres ou pour les autres. (…)»1>Elisée Reclus, Correspondance. Tome 3 et dernier, Alfred Costes, 1925, p. 144.

Lorsque Reclus écrit ces lignes il est tout près de terminer son grand œuvre, la Nouvelle géographie universelle en dix-neuf volumes rédigée en bonne partie lors de son exil suisse, non loin de Lausanne justement. A 63 ans, c’est le géographe le plus connu au monde et si ses positions politiques déplaisent à la dite «bonne société», cette dernière n’en attend pas moins impatiemment la parution de chaque nouveau volume de sa Géographie.

Cette lettre, tout le monde ou presque voudrait l’avoir reçue. Mais qui est donc ce correspondant lausannois? A qui s’adressent ce tutoiement et ce manifeste de vie? Et surtout sait-on quel impact eut ce dernier?

Henri Roorda a 23 ans lorsqu’il reçoit cette lettre de Paris. Jeune diplômé en mathématiques, il enseigne depuis peu à l’Ecole supérieure de jeunes filles de Villamont. Voici plusieurs mois qu’il échange régulièrement avec Reclus. Les deux hommes ont longtemps vécu à Clarens. Ils se connaissent bien et s’apprécient plus encore. Ne dit-on pas qu’Henri fut «bercé sur les genoux d’Elisée».

Mais passons sur cette image d’Epinal et intéressons-nous à la postérité de cette lettre. J’ai depuis longtemps fait mienne l’idée qu’elle puisse avoir laissé des traces dans la pensée et la pratique de Roorda. Est-ce naïf de le croire? Peut-être. Mais je me dis que le jeu en vaut la chandelle. Je me dis que si le jeune Henri en a fait quelque chose, s’il a été à sa manière le véhicule de l’idéal reclusien, eh bien, d’autres pourront l’être après lui.

C’est la récente parution du recueil de chroniques datant des années 1915-19252>Henri Roorda, Intelligence à louer: chronique 1915-1925, La Baconnière, 2021. qui a réveillé cette chasse aux pépites. Dans sa chronique du 8 septembre 1918 par exemple, intitulée «Sachons déplaire», est mis en scène l’oncle Matthieu lui écrivant une lettre, au moment même où Roorda se pique de l’idée d’écrire ses premiers articles. Un souvenir vieux d’un quart de siècle, qui replace le lecteur et la lectrice fin 1893…: «Efforce-toi d’être sincère, d’être d’accord avec toi-même», lui écrit son oncle. Dans sa chronique du 7 février suivant, ce sont cette fois les conseils de ses anciens éducateurs qui sont convoqués: «Sois un homme dans toute la force du terme; que rien de ce qui est humain ne te soit étranger.»

Perce ici de façon certaine l’écho de la voix d’Elisée. En vérité, c’est chacune des cent chroniques rassemblées dans ce beau livre qu’est Intelligence à louer qui vient, chacune à sa manière, l’incarner. Rarement aurais-je eu en face de moi un si probe moraliste, m’obligeant à lire chaque texte lentement, pour y goûter toutes les nuances d’une pensée dont la force ne fait aucun doute.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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