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Ma copine la lune

Transitions

Une petite lune présente à ma fenêtre la pointe acérée de son croissant. Seule interlocutrice dans la nuit hivernale, elle est là comme un sémaphore qui m’invite à un voyage céleste. Mesurant avec amusement ce qui nous lie l’une à l’autre, Je laisse mon esprit vagabonder dans les brumes vaporeuses des origines du monde. Dans mon âme d’enfant, la lune, c’était ma copine. Aujourd’hui, je sais que nous sommes toutes deux issues de la même déflagration originelle, le Big Bang, qui, il y a 13,8 milliards d’années, engendra l’univers. Au fait, si les astrophysiciens peuvent nous balancer cette date avec autant d’aplomb, peuvent-ils répondre à cette question élémentaire: qu’y avait-il avant? Prise de vertige, je me risque, sans illusions, à taper ces mots légèrement saugrenus sur un moteur de recherche: «pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien»? Surprise: s’ensuit une déferlante de sites consacrés précisément à cette question. En tête de liste apparaît Leibniz, flatteuse rencontre. Si lui aussi se la pose, ma question est donc légitime.

Ensuite, tout se complique! Pour Leibniz, rien n’est créé sans raison, de sorte que le cosmos ne peut être issu que d’une matrice obéissant à une rationalité, quel que soit le nom qu’on donne à ce géniteur (au masculin, parce le plus souvent, on l’appelle Dieu). Trois siècles et quelques avancées scientifiques plus tard, le discours a changé. Le destin de l’univers semble échapper au divin et se rapprocher du nôtre: il serait né d’une explosion et promis à la mort. En expansion accélérée, distendu, il va finir par laisser s’éteindre les étoiles et s’évaporer les trous noirs, avant de «se précipiter vers une importante quantité de néant» selon les termes d’un astrophysicien. Cependant, les scientifiques nous rassurent: «à partir de cet univers mort, une fluctuation quantique pourra produire un nouveau Big Bang!». Il n’est pas exclu non plus qu’un autre univers, remplaçant ou parallèle, puisse surgir spontanément et qu’on se retrouve à errer dans un «multivers».

En quoi ces théories nébuleuses nous concernent-elles? J’avoue qu’elles me fascinent. J’aime l’idée de l’impermanence qui caractérise le monde et ses galaxies. Instable, de la soupe énergétique originelle qui fut notre première demeure jusqu’aux dernières nées des agrégations de particules dont notre soleil est le résultat, le cosmos ne cesse de se réinventer, dans la rationalité ou le hasard, dans le chaos ou l’harmonie, selon qu’on croit en une divinité organisatrice ou non. Emportées par le souffle cosmique, certaines de ces particules se seraient échappées, contenant des molécules organiques capables de produire de nouvelles formes de vie. Fabuleux! Je pense au temps où mon existence se déroulait de façon plutôt désordonnée: je reste convaincue que le désordre fut parfois fécond. Nous avons besoin de fluidité et de vibrations, de désirs qui s’entrechoquent, d’emballements créatifs, et aussi, parfois, de déchirements. Sans la mort, la vie n’existe pas, ose un philosophe.

Le cosmos n’est donc ni vide, ni indifférent, ni muet. Pourtant, l’espèce humaine se croit seule et livrée à elle-même. «Sommes-nous définitivement des délaissés, des solitaires, nostalgiques d’une origine perdue?», interroge l’écrivain et académicien François Cheng1. Non! Nous sommes «l’œil ouvert et le cœur battant de l’univers vivant». «Notre existence n’est plus cet épisode absurde et futile entre deux poussières: elle jouit d’une perspective ouverte.» Impertinent, à l’intention du Créateur, il ajoute: «Si un jour Tu dois revenir vers nous, ce ne sera point par pitié, car Toi, Dieu d’advenance, tu auras besoin de nous pour te refaire une vie, nous qui avons survécu à l’abîme»…

Revenons sur terre. A force de saccager son environnement et de mettre en péril les conditions même de sa survie, consciente de sa prochaine disparition, l’espèce humaine reste figée, les pieds vissés au sol, le nez dans le porte-monnaie. Certain·es cèdent à la tentation du pire: extraire jusqu’à la dernière goutte le sang de notre terre et disparaître, retourner au néant, au vide, au rien. D’autres, conquérants sans âme et au cœur glacé, échafaudent des projets de colonisation de l’espace, dans l’ignorance de ce qui s’y trouve, et dans le mépris le plus total à l’égard des espèces terriennes rescapées de l’extermination dont nous portons la responsabilité. Réorganiser notre vie sur terre en nous mettant humblement et respectueusement à l’écoute des autres formes de vie, élever notre esprit à la dimension de l’univers, voilà qui consoliderait notre sentiment d’appartenance et renforcerait notre esprit de solidarité.

La visite de ma copine la lune s’achève en un long reflet sur le lac, frissonnant de lumière. La beauté de l’univers est aussi capable d’apaiser nos désespérances.

 

1 François Cheng, De l’âme; sept lettres à une amie, Albin Michel, 2016.

Anne-Catherine Menétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale.

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lundi 8 janvier 2018

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