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Baguette magique

Carnets paysans

Un aimable correspondant français attire mon attention sur un de ces faux débats dont les médias raffolent. Michel-Edouard Leclerc, héritier du groupement d’entrepreneurs réunis sous l’enseigne des supermarchés Leclerc, a annoncé mi-janvier la mise sur le marché d’une baguette de pain plafonnée, pendant plusieurs mois, au prix de vingt-neuf centimes d’euros.

Sans tarder, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), organisation professionnelle hégémonique, a saisi l’occasion pour se poser en défenderesse du revenu des agricultrices et des agriculteurs. Le ban et l’arrière-ban des éditorialistes s’est, à la suite du syndicat, levé d’un seul mouvement pour défendre la boulangerie française faisant résonner la mémoire des révoltes frumentaires de la Révolution française, rien de moins. Ainsi, sous la plume de la chroniqueuse Natacha Polony, a-t-on pu lire dans Marianne une ode au bon pain d’antan: «Avoir goûté une fois dans sa vie une véritable baguette, avoir senti les arômes de la croûte et de la sole […] avoir perçu le goût de lait et de noisette de sa mie, pour savoir ce qu’est une baguette et savoir que ce qu’on nous fait avaler pour 29 centimes est beaucoup trop cher payé [sic].»1>Natacha Polony, «Leclerc et sa baguette à 29 centimes: les rouages d’une forfaiture», Marianne, 19 janvier 2022. Dans la suite des accents zemmouriens de cette déclaration lyrique, la chroniqueuse souligne que, si on en est arrivé là, c’est «que les Français avaient perdu la culture du pain».

On me permettra de douter qu’il s’agisse là d’une question culturelle et que le nœud du problème réside dans le goût de noisette et l’arôme de la croûte. Le fait est, comme l’a d’ailleurs souligné Leclerc junior pour sa défense, que le prix des céréales entre pour pratiquement rien dans le prix de la baguette: entre 6 et 7% pour les céréales, 5% pour la meunerie, le reste constituant la marge brute de l’aval, boulangerie ou distribution. En conséquence de quoi, l’annonce du grand distributeur n’est ni vraiment héroïque, ni vraiment scandaleuse. Si les autorités de surveillance du marché relèvent un prix moyen d’environ quatre-vingt-huit centimes d’euro pour la baguette, toutes filières confondues et sur toute la France, en supermarché, la baguette à trente ou quarante centimes d’euros est déjà chose courante.

La faible part que prennent les céréales et la farine dans le prix du pain est un état de fait très regrettable, mais installé depuis au moins quatre décennies. La FNSEA n’a jamais rien trouvé à y redire, surtout pas lorsqu’il s’agissait de placer ses membres dans les conseils d’administration des holdings coopératifs, dont la responsabilité dans l’inéquitable partage de la valeur est écrasante2>On peut toujours lire à ce sujet La Forteresse agricole de Gilles Luneau (Fayard, 2004).. Aussi scandaleuse que cette répartition inégale de la valeur est le poids de l’immobilier ou celui des emprunts bancaires qui pèsent sur les artisans et dont la réalité est mal estimée.

La question du prix des denrées alimentaires a toujours été centrale et elle le reste. Mais il ne faut faire confiance ni à Michel-Edouard Leclerc ni à Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, pour y réfléchir. On se tournera plus volontiers vers des propositions comme la «sécurité sociale de l’alimentation», élaborée notamment par l’organisation non gouvernementale Ingénieurs sans frontières et le Réseau salariat. Le projet, que j’avais déjà évoqué ici, fait l’objet de développements de plus en plus concrets. Il s’agirait de créditer chaque personne vivant sur le territoire français (selon le principe de l’universalité qui prévaut pour la sécurité sociale) d’une somme de cent cinquante euros mensuels destinés à l’achat de denrées alimentaires. Celles-ci seraient à choisir dans un ensemble de produits dits conventionnés (selon la terminologie employée dans le domaine médical), c’est-à-dire reconnus par des caisses locales pour leur valeur nutritive et les conditions de leur production.

Convoquer une culture mythifiée du pain pour défendre le revenu paysan est une impasse et une insigne contribution à la fascisation du débat public. Il faut y résister en refusant tous les appels au goût de l’antique et au terroir. Notre horizon politique n’est pas dans le goût de la mie, mais dans les constructions rationnelles et réellement démocratiques.

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Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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