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«Ben voyons!»

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«Zemmour» nomme un cocktail idéologique panachant préférence nationale, réaction et libéralisme économique. Il est un ingrédient, cependant, que le polémiste français devenu prétendant à la magistrature suprême n’assume pas: le racisme. De fait, l’ex-chroniqueur considère comme normale la ségrégation entre nationaux et étrangers dans l’accès à certains services sociaux et comme vitale – pour la civilisation française – la limitation drastique de l’immigration, la «remigration» des étrangers criminels, des sans-papiers et autres étrangers au chômage depuis plus de six mois.

Si le candidat «radicalisé» (titre de l’enquête d’Etienne Girard parue au Seuil) se défend de tout racisme, c’est qu’il n’entend pas interdire l’établissement à tous les non-nationaux. Non. Il s’agira simplement pour ceux-ci de se conformer à son propre exemple: «juifs berbères», ses parents et lui, une fois débarqués en métropole, ont eu le bon goût de s’assimiler, d’adopter les comportements et coutumes des Français «souchiens».

Arrêtons-nous sur cette idée d’assimilation – une catégorie que l’expérience coloniale n’a cessé d’informer – en en examinant les effets intimes grâce aux écrits d’un fameux colonisé, le psychanalyste Frantz Fanon (1925-1961).

Dans Peau noire, masques blancs, Fanon livre son expérience martiniquaise; il détaille les ricochets de la domination sur son esprit, son corps et son identité. Lorsqu’il vient au monde, la législation française s’est déjà formellement expurgée des crudités de l’esclavagisme. Le gourdin a, le plus souvent, cédé la place à l’assimilation. Pour appuyer son emprise, la France affiche désormais sa «mission civilisatrice»; mais quand les Noirs apprennent le français, ils intériorisent une langue, un imaginaire dans lesquels ils sont décrits comme des êtres inférieurs, soumis à leurs pulsions. Insidieusement, l’idéologie coloniale encage les âmes.

Surviennent des complexes d’infériorité, des manifestations d’aliénations. Les hommes et les femmes noir·es se dédaignent et orientent leur besoin de reconnaissance voire leurs désirs vers les Blancs. Dans l’espoir d’être considéré comme un égal par les maîtres, on rejette sa couleur, son histoire, sa différence. On vit ou survit dans l’inauthenticité.

Frantz Fanon observe la récurrente vanité de cette fièvre mimétique, les discriminations se perpétuant; d’où – parfois – une réaction seconde, inverse: on réévalue son «ethnicité» et tente de se faire aussi noir que possible.

On reconnait – dans ce second mouvement – la logique à l’œuvre au cœur de la négritude. Un temps séduit, Fanon se ravise. Il lit l’Orphée noir de Sartre – préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor. Le philosophe existentialiste y interprète la négritude comme une simple étape dans la dialectique historique. La résolution d’être aussi noir que possible doit graduellement céder à une pensée qui – au-delà de la couleur – tende à l’émancipation de toute la société humaine. La négritude doit donc se dépasser comme «valeur antithétique» et laisser place – en bonne logique hégélienne – à une «synthèse»: la «société sans race».

Pour Fanon, les choses sont dès lors limpides: il convient d’aspirer à un monde dans lequel ni le Noir ni le Blanc ne soient cloîtrés dans leur couleur respective. Une telle mutation ne tient pas à une simple conversion psychologique mais au renversement des structures socio-économiques et politiques qui font d’une couleur, de la culture d’une certaine classe, d’une vision du monde monoculaire les socles d’une hégémonie.

S’il avait – un temps – considéré le problème à un niveau individuel, la dimension collective s’impose à présent. Le psychanalyste démissionne, advient le révolutionnaire. A l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme abstrait ou chauvin, le dernier Fanon – qui jamais ne succombera au repli identitaire fallacieux, jamais ne donnera prise au métaracisme des différences culturelles insurmontables – oppose un universalisme concret, l’établissement de nouvelles relations sociales et politiques.

Après ce détour aux côtés du «Guevara noir», revenons à Eric Zemmour. La France dont il entend faire l’objet de son assimilationnisme est le produit d’une histoire spécieuse et fétichisée. Il en est une autre – soulignait déjà Ferrat dans Ma France – celle qui, si souvent, brandit l’étendard de l’émancipation. Cette France n’est pas un fantasme, mais une visée.

Zemmour en a humé le parfum et omis la source.

En effet, à l’occasion d’un reportage diffusé en 2018 sur la chaîne C8, le journaliste revenait sur les lieux de son enfance. L’image le montrait déambulant dans un quartier de Drancy, une banlieue qu’il a particulièrement chérie («c’était le paradis, pour moi!») et dont il vantait la qualité des infrastructures en termes de logement et de loisirs à l’époque (les années 1960 qu’il semble ériger en modèle). Observons qu’il néglige un point dans sa relation – point sans doute décisif –: le maire était alors un ancien résistant, Maurice Nilès, exemplaire représentant de la ceinture rouge de l’après-guerre. Or, voilà: le communisme municipal attendait l’harmonie sociale non d’une soumission assimilationniste, mais de la réalisation concrète de la solidarité, de sa matérialisation dans des services publics et autres mutualisations.

Le «ben voyons» que Zemmour oppose invariablement à ses contradicteurs est un faux-fuyant, le symbole de sa suffisance comme de son insuffisance. Son enfance témoigne contre lui: un monde meilleur ne saurait naître du clivage des misères.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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