Opinions

Liberté d’oppression

En coulisse

A la fin de la manifestation qui a réuni plus d’un millier de personnes contre la venue d’Eric Zemmour à Genève, un des jeunes orateurs, membre d’un collectif antifasciste, déclarait au mégaphone: «Le racisme, l’homophobie, la transphobie, l’antisémitisme, l’islamophobie, ne sont pas une opinion, mais une violence.» Cette chronique pourrait s’arrêter là, tant cette phrase synthétise parfaitement les raisons d’une opposition radicale aux propos des porteurs de haine. On a toutefois entendu, ci et là, dans le débat public, des gens s’offusquer de prétendues atteintes à la liberté d’expression. Un rappel des faits s’impose.

Dans la plupart des pays occidentaux, et en l’occurrence en France, le temps de parole médiatique est donné dans des proportions parfaitement hallucinantes aux tribuns d’extrême droite, en premier lieu desquels le dénommé Zemmour. Ce dernier, porté à bout de bras par les chaînes de télévision de Vincent Bolloré, peut déverser sa haine des musulman·es, des femmes, des homosexuel·les et d’à peu près tout ce qui constitue le genre humain, devant des millions de téléspectateurs et téléspectatrices. Bolloré, pour celles et ceux qui l’ignorent, est un des piliers de la «Françafrique», un tycoon dont la fortune s’est constituée principalement sur le dos des peuples africains avec la complicité active des élites politiques françaises et africaines concernées. Comme si cela ne suffisait pas, l’homme a investi, en France, dans des chaînes de télévision privées alternant programmes de variétés débiles et émissions politiques à la ligne fascisante.

Dans le contexte d’aliénation massive qui caractérise notre époque, ces chaînes connaissent malheureusement de très hauts taux d’audience. Il serait intéressant de compter le temps de parole cumulé de tous les ténors de droite dure et d’extrême droite, sans compter les éditorialistes de même obédience, sur les chaînes françaises et de lui opposer le temps de parole dévolu à des analyses politiques réellement de gauche, portées par exemple par le NPA [Nouveau Parti anticapitaliste]. On voit bien que, comme dans les années 1930, une partie non négligeable du camp capitaliste a fait le choix de frayer avec l’extrême droite (ou se révèle lui-même d’extrême droite).

La «liberté d’expression» qu’ils brandissent est un leurre. La censure est structurelle

En Suisse, on doit faire le constat suivant: parmi ceux qui ont invité Eric Zemmour se trouvent des avocats d’affaires, champions en titre des Panama ou Pandora Papers, dont le travail quotidien consiste à appauvrir les Etats et leurs citoyen·nes, en aidant leurs clients à soustraire de l’impôt leur fortune, souvent d’origine contestable, par le biais de placements offshore. La comédie se joue donc en trois temps: l’élite bourgeoise participe à la paupérisation des peuples (suisse compris), puis divise ces mêmes peuples en leur jetant en pâture, comme dérivatif à la colère sociale, des boucs émissaires vulnérables, et enfin elle crie à l’atteinte à la liberté d’expression quand les consciences éveillées protestent contre la venue de fascistoïdes affiliés à la machine. La structure même de la société, élitiste, inégalitaire, est conçue de manière à favoriser ce jeu morbide. Les gens comme ceux qui sponsorisent Zemmour tiennent les manettes de la société, sont dépositaires du nerf de la guerre. La «liberté d’expression» qu’ils brandissent est un leurre. La censure est structurelle.

La banalisation des figures d’extrême droite dans certains médias romands peut aussi inquiéter. A titre d’exemple, Le Temps offrait une demi-page d’interview édulcorée au tribun français le jour de sa venue, pour le laisser déclarer sa flamme à la Suisse, sans la moindre question qui fâche (à côté, TF1, c’est «Alternatives libertaires»!).

Comme le pointait un récent éditorial de Philippe Bach [Le Courrier du 3 décembre], la dégénérescence du débat public est accablante, et les idées d’extrême droite imprègnent bien au-delà de leur camp naturel (voir le récent succès d’Eric Ciotti1>Même si la primaire LR a été remportée par Valérie Pécresse, ndlr. chez Les Républicains ou les hallucinantes déclarations anti-immigrés de l’ex-socialiste Arnaud Montebourg). La mobilisation est plus que jamais essentielle. La manifestation de Genève a été un moment puissant. Il signifiait l’inverse de la censure: l’amour de la liberté.

Notes[+]

* Auteur, metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Parution récente: Miss Marple – A l’hôtel Bertram, BD, (dessin: O. Dauger, scén.
D. Ziegler), Editions Paquet, décembre 2021.

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