Chroniques

Mortelle impuissance

L’hiver est un roi mort empenné de corbeau / L’âge que j’ai ce soir pèse comme une pierre.» Cette chanson de Jacques Douai me court dans la tête. Hélas, Il n’est pas certain que ce sera mieux quand le printemps reviendra car le monde a pris des couleurs de suie avec ses drames, ses lâchetés, ses grands et ses petits crimes: contre les migrants, les racisés, les rebelles, les «désobéissants».

Hier m’est parvenue la lettre d’un détenu: à la fois une demande d’aide et un message d’adieu. Condamné à quatre ans de prison, mais enfermé depuis douze ans, cet homme, qui n’est plus que l’ombre de lui-même après deux tentatives de suicide, n’ose même plus réclamer la liberté, juste un transfert dans une autre prison, qu’il connaît déjà et où il se sentait mieux, histoire de ne plus laisser le temps s’enrouler sur lui-même vers son insaisissable éternité. Cette «faveur», le système pénitentiaire la lui refuse avec une redoutable obstination. L’aider? Comment pourrais-je? Je ne distingue pas la moindre brèche dans l’implacable muraille judiciaire.

Incapable de répondre à la détresse d’un seul homme, comment pourrais-je prendre en charge celle des milliers de migrant·es qui meurent en mer, qui s’effondrent dans la neige des hauts cols des Alpes entre l’Italie et la France, qui sont mis·es de force dans un avion sans la moindre considération pour ce qu’ils et elles ont enduré jusqu’ici? A la frontière de la forteresse Europe, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se trouvent pris en étau entre les gardes-frontières biélorusses et les 15 000 militaires polonais armés qui pourchassent sans pitié ceux qui tentent de passer. Voici l’arnaque la plus vicieuse qu’un dictateur tel que le président de la Biélorussie ait réussi à inventer: aller chercher des candidats à l’asile syriens, irakiens, afghans ou yéménites, pour faire de cette marchandise humaine l’instrument d’un chantage odieux vis-à-vis de l’Union européenne. Transis, trahis, ruinés, ces voyageurs sont abandonnés sans subsistance dans un no man’s land glacé.

Face à cette situation insoutenable, on tente de se rassurer en pensant que la Commission européenne va forcément prendre en charge cette foule égarée, comme l’exigent les Conventions de l’ONU sur les réfugiés. Mais non! Elle s’affirme au contraire «pleinement solidaire» du gouvernement polonais et partage son effroi face à cette «agression migratoire». Comme si ça l’arrangeait de laisser la Pologne violer le droit international sans avoir à le faire elle-même. Une fois de plus revient la rengaine de la «migration illégale» pour désigner cette invasion inopportune.

Des illégaux? Pas du tout. Loukachenko a bien fait les choses: ces femmes, ces hommes et ces enfants ont voyagé en toute légalité. Les illégaux, ce sont eux, les dirigeants, tous confondus: le président biélorusse avec sa machination criminelle et les autres à Varsovie et à Bruxelles, pour leur froideur glaçante face à la détresse de ces gens. De plus, quand finalement tombe l’annonce qu’une solution d’apaisement a été trouvée, la désillusion est cruelle: il s’agit tout bonnement de renvoyer tous ces non-désirés «à la maison», comme le disait déjà Christoph Blocher quand il était conseiller fédéral. Mais la maison, c’est où quand on vit dans des camps de réfugiés au Liban ou en Turquie ou qu’elle a été vendue pour payer le voyage?

A la mi-novembre, à Glasgow, la COP26 s’est terminée de façon si désolante que son président présenta ses excuses et ne put retenir ses larmes. Quelques instants plus tôt, bouleversante, une jeune femme suppliait la cohorte des chefs d’Etat de sauver de l’engloutissement son île de Tuvalu. Le couperet de l’accord final est tombé sur elle comme les barbelés polonais sur les migrants, dans une indifférence lasse: de son île, personne n’en veut plus rien savoir. Allez vivre ailleurs! Mais par pitié, pas en Europe!

Ces situations sont un piège redoutable pour nous autres, observateurs horrifiés, muselés, paralysés. Le sentiment d’impuissance nous brûle de l’intérieur, comme une sorte d’automutilation, une haine de soi et de son incapacité à faire autre chose que de pousser sa petite vie pépère au jour le jour, pendant que la barbarie ravage le monde.

Bien sûr, partout des gens se mettent debout pour sauver des vies, pour remuer la terre entière, pour faire jaillir des solidarités actives. Mais ils ne cessent d’être criminalisés. Le maire de Riace, qui avait confié à des migrants sans statut légal la tâche de faire revivre son village calabrais et de le restaurer, a été condamné à treize ans de prison. Quant aux jeunes grévistes du climat, combien de condamnations sont-ils et elles prêt·es à encaisser avant de se replier sur l’«obéissance civile»?

Voilà… A ceux qui ne résignent pas à l’impuissance, j’offre la suite de la chanson du début: «Je suis plus près de [vous] que le vent dans les tours et le dégoût des jours qui s’attable et me nargue…»

Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Connexion