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Pour un théâtre de l’endignation

Chroniques aventines

Il y a quelques jours de cela, la compagnie Spirale célébrait – trois soirs durant – sa 31e année. Nul mystère, à la vérité, dans cette fantaisie jubilaire; la crise sanitaire et son cortège d’empêchements ont bousculé nos habitudes, arrêté certaines vies. Bien des vies même – hors toute métaphore. Comme si le temps était «sorti de ses gonds» – selon la belle et forte formule shakespearienne.

Dans l’histoire de l’humanité, les pandémies ont souvent contribué à «démasquer» leur époque (si l’on veut bien nous concéder ce verbe, en la circonstance); elles ont souvent servi de révélateur à la fois d’inégalités profondes – devant la santé et le travail, en particulier –, de l’importance des méprisés, des anonymes pour la survie sociale, mais également d’un sort profondément commun: la contagion se gaussant, en dernière instance, des catégories sociales – fauchant l’opprimé et l’opulent aussi bien.

Ce dernier constat a fini par donner lieu parfois à certaines protections sociales nouvelles – la santé des dominés menaçant celle des dominants. Il a donné lieu aussi à des formes esthétiques marquantes: ainsi, à la peste noire de 1347 – laquelle ponctionnera un tiers de la population européenne – répondront mille et une danses macabres figurant une faucheuse ondoyante s’emparant indistinctement de l’enfant, de l’éclopé, de l’artisan ou du prince.

Nulle sarabande macabre dans le répertoire du Théâtre Spirale mais un art de la visibilisation des humiliés et des offensés. D’une visibilisation jamais misérabiliste, au demeurant; car à la Parfumerie, les classes populaires parlent plus qu’elles ne sont parlées. Les puissants et les doctes ont longtemps représenté le peuple comme une foule grognante ou geignante et, de fait, le peuple a ses tourments, mais lorsque l’accablement n’a pas tordu ou glacé l’âme de ses Arlequin, de ses Figaro, de ses Guignol ou de ses Woyzeck, il oppose au réel une sensibilité et une intelligence sans ­affectation.

D’une crudité nue, sentie, juste.

La vérité d’un régime se lit dans ses marges, soutenait Robert Castel; pourtant, le plus clair du temps, les «sans parts» (Jacques Rancière) demeurent «sans écoute» (Erri De Luca). Pas toutefois lorsque, longeant l’Arve, les spectateurs font halte à La Parfumerie: théâtre de l’endignation plus encore que de l’indignation; théâtre d’une adresse vraie à l’image de la patine de ses murs, de leur âme enveloppante. L’esprit tantôt épique, tantôt poétique qui s’exhale ici se matérialise dans une paume tendrement, fraternellement ­ouverte.

En lieu et place d’un universalisme monochrome, rogue, ou d’un relativisme radical pas davantage tenable, s’éprouve à La Parfumerie un universalisme partagé. Laborieusement mais joyeusement aussi (espérons-le!), l’universalisme authentiquement universel naîtra d’un chantier perpétuel et égalitaire. Or Spirale ne s’envisage pas hors semblable dialogue, hors d’un échange permanent avec l’Autre. Cette compagnie renoue en cela avec les fondements du théâtre occidental. Peut-être même renoue-t-elle avec l’essence de la ritualité théâtrale et ses origines chamaniques.

Prenons le cas de l’Occident: la tragédie athénienne faisait originairement du personnage collectif du chœur son protagoniste essentiel. Bien. Que représentait le chœur? Des femmes, des étrangers, des esclaves. Parfois les trois confondus. Le bien commun auquel aspirait la Cité grecque ne pouvait s’aiguiser en dehors de la confrontation avec semblables altérités (c’est la thèse de la philosophe belge Sophie Klimis – déjà nommée dans ces colonnes). Seule une transe profondément vécue par les choreutes et le public – au niveau des croyances comme des émotions, par la parole, la psalmodie et la danse – était susceptible de parfaire l’éducation des citoyens, exclusivement masculins, libres ou affranchis à l’époque.

L’internationalisme de Spirale ne tient pas à un cosmopolitisme éthéré, mais à un ancrage dans le plus proche, dans la communauté associative, une communauté bigarrée dans laquelle s’impriment les fracas du monde et ses richesses, ses affres comme ses virtualités. Théâtre communautaire, Spirale réussit ce pari auquel nous croyons ardemment: être à la fois un théâtre d’irrigation et un théâtre de rayonnement. De rayonnement par irrigation. Par le patient creusement d’un sillon.

Le dernier spectacle de la compagnie: Une autre façon de raconter – émouvant opus où le geste et le souffle du fils épousent l’œil du père – proposait une construction ternaire, évoquant tour à tour un médecin anglais (mais c’eût pu être Tchékhov aussi bien!) au chevet de la souffrance humaine, l’ailleurs à nos portes et la culture populaire de nos régions. Un condensé du répertoire de la compagnie, en somme. Tout y est de la sollicitude, de l’hospitalité et de l’authenticité. Tout y est servi avec une poésie simple et chaleureuse.

Les créations de Michele Millner et Patrick Mohr modèlent un espace toujours évident, ouvert, offert pour que respirent les corps et s’épanouissent les volutes de la parole. La poésie est, ici, dessillement, empathie avec le monde, résistance à la prédation, aux imaginaires conformes. Citons, pour conclure, l’écrivain Jean-Pierre Siméon: la poésie, écrit l’auteur, «illimite le réel» (…). (elle) rend justice à sa profondeur insolvable, à la prolifération infinie des sens qu’il recèle».

Que Spirale demeure ce creuset populaire et poétique, ce foyer de la «plasticité du ­vivant».

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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