Chroniques

Bien des lettres n’arrivent pas

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D’elle on connaît ses formidables photographies et ses non moins formidables voyages. En particulier celui relaté dans Oasis interdites, récit d’une traversée à nulle autre pareille, réalisée en compagnie de Peter Fleming dans la Chine et l’Asie centrale du mitan des années 1930. Un monde à part où le temps coule plus lentement qu’ailleurs et où «toutes les routes vers l’ouest sont longues de plusieurs mois» (lettre du 15 avril 1935), comme celle reliant Chengdu à Kashgar. Il n’est guère étonnant que dans la foulée de pareils voyages on ait fait d’elle une figure mythique et qu’on ait eu peine à croire sur parole d’autres voyageurs disant l’avoir connue.

La parution récente de deux ouvrages d’Ella Maillart est l’occasion rêvée de plonger ou de replonger dans cette œuvre aux contours singuliers. Pour ma part, j’ai choisi Cette réalité que j’ai pourchassée1>Ella Maillart, Cette réalité que j’ai pourchassée, Zoé poche, octobre 2021., recueil de lettres écrites à ses parents entre 1925 et 1941. Il faut dire que j’ai un faible pour le genre épistolaire, en particulier lorsque le voyage s’en mêle. Le langage est épuré, les informations importantes jamais omises – «nous sommes bien arrivés» –, sans compter ces petites choses qui trament en continu le voyage, comme cette envie de décrire la chambre dans laquelle on se trouve, le besoin de rappeler quelle sera la prochaine «poste restante», de livrer le compte-rendu laconique, pourtant jamais lacunaire, de menus événements – un cheval qui refuse d’avancer, une mule qui perd sa charge – ou alors évoquer sans détour ce que réserve le lendemain ou les semaines à venir – «nous allons parcourir un pays merveilleux quoique presque inhabité».

S’il est une chose qui ressort de cette correspondance, c’est bien la valeur de ce «presque». Ella Maillart sait mieux que quiconque qu’il n’y a pas de contrées véritablement désertes, que tout espace est habité, tout au moins traversé, et que si la rencontre est rare, elle demeure possible partout, même dans les coins les plus reculés2>D’où mon étonnement de lire dans l’«Avant-propos» qu’Ella Maillart «décrit des régions géographiques dont personne ne soupçonnait l’existence»..

Que des êtres se rencontrent, y compris dans des contrées en apparence désertiques, cela se comprend. Qu’il en soit de même des lieux proprement dits peut paraître plus étonnant, et pourtant. Trois ans exactement avant son séjour à Kashgar, Ella Maillart se trouve en Kirghizie, près du lac d’Issik-Koul. Comment décrire ce que l’on voit pour la première fois si ce n’est en le comparant au connu, sachant qu’en matière de lacs, nul ne lui est plus familier, jusque dans ses plus infimes criques et anses, que le Léman. Aussi l’Issik-Koul c’est comme le Léman; le lieu d’où elle écrit, c’est comme l’emplacement de Nyon; sans compter qu’à la place de Genève, il y a un village de pêcheurs; et à la place du Jura des contreforts de 4500 mètres d’altitude. Sans oublier un Salève «auquel manque les raies claires, puis la chaîne du mont Blanc [qui] est ici beaucoup plus longue» et beaucoup plus haute, avec un Khan Tengri, roi du ciel, culminant à 7000 mètres.

Il y a un côté enfantin dans cette façon de décrire et nommer, mais quelle efficacité géographique quand il s’agit de se situer en un quelque part sans pour autant faire mentir la distance nous en séparant. Et puis si l’ici est dans l’ailleurs, l’ailleurs est tout autant dans l’ici. Comme lorsque, de retour en Suisse, depuis le balcon de son chalet situé sur les hauts du Val d’Anniviers elle ne peut s’empêcher de voir dans le sommet du Cervin un analogon aux Chomolhari, Kailash et Fuji; montagnes qui affirment «l’existence de l’immuable au cœur d’un monde changeant».

Lisant cette correspondance, on n’a qu’un regret, qu’elle soit à ce point clairsemée et que parfois, entre deux lettres, le temps se distende plus que d’ordinaire. Bien des lettres n’arrivent pas, on en conviendra aisément. Mais bien des lettres semblent ici plus directement manquer à l’appel. Comme celles, pour le périple réalisé avec Fleming, écrites à Xian ou à Arakshatu?

N’aurait-il pas mieux valu, plutôt que de choisir quelques lettres admirables parmi les centaines de missives envoyées à ses parents, faire le choix de la continuité, même au prix de répétitions et de banalités? L’essentiel n’est-il pas de rester au plus près de la routine du voyage, aussi déroutante soit-elle?

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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