Chroniques

On n’y arrive pas…

Transitions

La figure d’Angela Merkel s’estompe mais les évocations de ses seize ans de règne reviennent inlassablement sur les trois mots qu’elle prononça le 31 août 2015: «Wir schaffen das!» («On va y arriver!»). La revoici sur nos écrans, annonçant posément l’ouverture immédiate des frontières pour des milliers de réfugié·es. Ce message est tellement clair qu’il prend valeur de sémaphore! Le ton n’est pas celui de la provocation, juste l’assurance tranquille que procure l’instinct viscéral de faire ce qui est juste. Un éclat de lumière dans la nuit profonde des politiques migratoires. J’en ai encore la chair de poule.

Alors les trains bondés de requérant·es syriens, irakiens ou afghans, longtemps bloqués aux portes hermétiques de la citadelle, s’ébranlent et pénètrent avec une lenteur quasi solennelle dans les gares allemandes où une foule bardée de pancartes de bienvenue se presse le long des quais. On peut se livrer à toutes les exégèses possibles et imaginables, cet acte restera comme un moment phare. Comme s’il y avait des années qu’on attendait ça. Jamais aucune analyse, aussi sensée soit-elle, sur les conséquences de l’accueil de près d’un million de réfugiés entre 2015 et 2016 ne pourra ternir ce moment magique.

C’est vrai qu’Angela Merkel eut des repentirs: elle crut pouvoir calmer le jeu en signant, en mars 2016, l’accord de la honte avec la Turquie, lui offrant des milliards d’euros pour retenir les migrants: un chantage permanent à disposition du maître chanteur Erdogan. Bien sûr, on impute à ce large accueil l’essor des néonazis et de l’Alternative für Deutschland (AfD), ou l’attaque terroriste à Berlin lors du marché de Noël, ou encore l’assassinat d’un préfet trop favorable aux réfugiés. En fait, plus le geste est généreux, plus les frustrés de toutes sortes ont recours à de grands mots pour le maudire: irresponsabilité, désastre, chaos.

Or ces sombres prévisions ne sont pas validées par les observateurs ni par les milieux économiques. Dans la campagne électorale qui vient de s’achever, l’AfD a régressé car la migration n’est plus un thème porteur. Quant aux néonazis, ils sillonnaient déjà les rues de l’ancienne Allemagne de l’Est avant 2015. Le président d’une fédération patronale allemande déclarait récemment dans une interview: «Finalement, Angela Merkel avait raison avec sa phrase ‘wir schaffen das’: beaucoup de réfugiés sont devenus un soutien pour l’économie allemande.» Interrogé par la RTS, le professeur Gilbert Casasus, de l’Université de Fribourg, estime que l’accueil de 2015 «est un succès, qu’on le veuille ou non, que l’extrême droite le veuille ou non». Il apporte en plus cette précision qualifiée de «colossale»: «Le chiffre le plus impressionnant est la participation de l’ensemble de la société allemande à l’intégration [des réfugiés]». Quant à Angela Merkel, elle déclarait en août dernier qu’elle ne regrettait rien, et que si c’était à refaire, oui, elle le referait.

Son coup d’éclat de 2015 était certes un élan du cœur et un geste d’humanité, mais aussi la marque d’une intelligence. Considérée comme la femme la plus puissante du monde, elle fit, malgré ses erreurs, la démonstration de la puissance du sentiment de responsabilité et des valeurs humanistes une puissance construite sur le substrat d’un vécu de femme. A la fois puissante et «Mutti» du peuple allemand, elle incarne la femme, cette «sorcière comme les autres», que chantait Anne Sylvestre.

Hélas, le désastre existe bel et bien, mais plus loin. Aujourd’hui, à la frontière entre le Belarus et la Pologne, des dizaines de requérant·es d’asile afghan·es sont abandonné·es, sans abri et sans assistance, piégé·es dans un no man’s land par un mécanisme de double refoulement, par les gardes-frontières biélorusses d’un côté et les soldats polonais de l’autre, leur gouvernement ayant décrété l’état d’urgence. «C’est ce qu’on a imaginé de plus vicieux depuis longtemps», s’indigne un militant qui tentait de les aider!

En Méditerranée, les naufrages se poursuivent, de même que le trafic de migrants, organisé par les maffias libyennes. On croit toujours que cela ne pourrait pas être pire, et pourtant ça le devient! La parenthèse se referme, nous replongeant dans le noir dégoût de l’impuissance. En Suisse, nous n’avons pas de Merkel, mais son exact contraire: notre ministre en charge de la politique migratoire n’ouvre rien du tout, privilégiant la politique des petits, très petits pas, et enjoignant aux Afghan·es de bien vouloir rester chez eux et de supporter vaillamment le joug de l’émirat islamiste.

Mais finalement, s’il s’est trouvé un jour une cheffe d’Etat, la plus puissante du monde, pour décider d’ouvrir les frontières en proclamant «on va y arriver!», cela signifie qu’il pourrait y en avoir un ou une autre pour accomplir à nouveau un tel prodige? Hélas, pour le moment, on n’y arrive vraiment pas…

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion