Chroniques

L’état du débat

En coulisse

Dans un de ses derniers livres1>Michel Onfray, L’Art d’être français, ed. Bouquins, 2021., Michel Onfray nous apprend que le terrorisme islamiste est le fait de jeunes musulmans dont «la haine de la France» est nourrie par les programmes de télévision des pays arabes, «Algérie en tête». Très focalisé sur ce pays, l’auteur écrit que la critique du colonialisme français ne répondrait pas à une réalité historique mais aux injonctions d’un nouveau courant «moraliste» néfaste qui affaiblirait la belle France. Onfray écrit: «Tout à son masochisme, la France vit donc le colonialisme en Algérie comme une perpétuelle invitation à ce qu’on la frappe pour la punir.» Tout s’explique!

Dans ce livre, on apprend aussi que Jean-Paul Sartre (surnommé le «grand-père de l’islamo-gauchisme») n’était qu’un vil collabo, que Foucault était un porte-parole de la révolution khomeyniste, que Greta Thunberg est une «autiste déscolarisée» vitupérant sans fondement et que la théorie du genre est une aberration. L’auteur fait, à l’inverse, l’éloge des jeunesses catholiques de droite, du patriotisme cocardier au parfum de terroir et des racines chrétiennes de la France (c’est l’auteur d’un Traité d’athéologie qui l’écrit!). La lecture est difficile, tant elle suinte la haine de l’altérité, l’ethnocentrisme rance et surtout la certitude de pouvoir éructer sur autrui en toute impunité.

En effet, s’il se plaint souvent d’être une victime du système, un martyr du politically correct, un rebelle marginal, l’homme est invité sur toutes les chaînes de télévision pour commenter n’importe quel sujet d’actualité. Onfray, autoproclamé anarchiste (rires), est aujourd’hui une tête de pont de la pensée d’extrême droite en France sans avoir l’air d’y toucher, suffisamment flou et contradictoire pour que quelques éléments de son discours fassent illusion dans certaines sphères alternatives (sa tentative de récupération des Gilets Jaunes – surtout quand ils sont blancs), suffisamment lettré pour noyer le poisson sous des références diverses (un zeste d’Empire romain, de Nietzsche ou de Camus).

Tout ce gloubiboulga ne vaudrait pas la peine qu’on s’y attarde si le phénomène n’était pas symptomatique de la dérive des faiseurs d’opinion à la française, dont l’écho porte dans toute la francophonie, langue commune oblige. Il est effarant de constater que le pays de Sartre (justement) propulse principalement sur le devant de la scène médiatique des éditorialistes et auteurs fascisants. A commencer par l’inévitable Zemmour, proposant d’interdire les prénoms à consonance arabe et relativisant les crimes du maréchal Pétain! La mainmise du tycoon Bolloré, déjà figure incontournable de la Françafrique, sur les chaînes de télévision et de radio a donné un coup d’accélérateur malvenu à cet élan nauséabond. Plus sournois, un hebdomadaire comme Marianne recycle la pensée patriotique républicaine à la Chevènement (déjà saumâtre) pour la faire dériver vers une islamophobie de bon aloi et mettre à bas tous les discours d’émancipation des groupes minorisés, le tout sous la plume de personnalités autoproclamées antilibérales et progressistes.

La confusion est grande. En Suisse aussi, les discours d’inversion gagnent du terrain. Dans les médias, on fera mine de s’inquiéter des «dérives de la woke culture», en gonflant deux trois événements malheureux pour jeter l’opprobre sur le discours antiraciste ou antisexiste dans son ensemble. Les antiracistes sont présenté·es comme «racialistes», les revendications des groupes opprimés taxées d’«actes de censure», pendant que les négateurs des disparités de classes, de races et de genre se mueront en hérauts de la liberté d’expression. Il fut un temps où les opinions réactionnaires avaient au moins le mérite de la clarté. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les mots et les concepts servent souvent à décrire leur exact contraire! Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater qu’à l’heure où les moyens de diffusion de l’information sont les plus nombreux et accessibles de l’histoire, la confusion n’a jamais été aussi ­prégnante.

Cet obscurcissement tous azimuts, savamment entretenu et relayé, voit son effet décuplé sur les réseaux sociaux et constitue aujourd’hui le frein principal aux luttes d’émancipation. Mais tout n’est pas à désespérer. De l’autre côté du spectre, une pensée analytique antiraciste, antisexiste et écologique radicale a émergé ces dernières décennies, dans l’Hexagone comme ailleurs. On pense notamment à l’importante somme de livres édités par les Editions La Fabrique, parmi lesquels Un Féminisme décolonial (Françoise Vergès) ou La Chauve-souris et le capital (Andreas Malm), qui permettent d’appréhender les grands problèmes politiques de notre époque à mille lieues de la grille de lecture des discours dominants et de leurs éditorialistes faussement rebelles. Le théâtre, de son côté, a pour fonction de faire tomber les masques. Mais les artistes sont aujourd’hui soumis·es aux mêmes tiraillements et confusionnisme idéologique. L’affaire du Covid et les débats qu’il génère ajoutent au brouillard ambiant. Il est loin le temps où Molière analysait avec précision la nature de l’ennemi et lui décochait ses imparables flèches. A nous tou·te·s de ne pas prendre les vessies pour des lanternes et à effectuer notre vrai travail de décryptage.

Notes[+]

Dominique Ziegler est auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

«Ecrire du théâtre historique et politique au XXIe siècle», rencontre avec Dominique Ziegler animée par Mathieu Menghini, historien et praticien de l’action culturelle. Jeudi 14 octobre à 12h30 à la Société de lecture, 11 Grand-Rue, Genève. Info et rés.: www.societe-de-lecture.ch/activites-culturelles/conferences/

 

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lundi 8 janvier 2018

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