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Plus qu’un théâtre

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Samedi 28 août, Genève inaugurait avec pompe la nouvelle Comédie sise dans le quartier des Eaux-Vives. Le programme était chargé puisqu’il s’agissait non seulement de célébrer un nouvel édifice, mais également de promouvoir une saison imminente.

On ne s’arrêtera pas sur les deux gestes culturels proposés par la direction qui inscrivaient l’institution dans l’irrévérence soft et la postmodernité (plutôt que dans la mise en valeur des possibilités nouvelles de cette fabrique de théâtre). Avant et après ces interludes artistiques, plusieurs événements protocolaires furent, bien sûr, prévus avec deux moments réservés aux allocutions. Dans le second, Alain Berset – conseiller fédéral en charge de la culture – brilla particulièrement. Par son humour, par son aplomb rhétorique et par la mise en perspective historique qu’il proposa. Prenant le contrepied du slogan de la Comédie («Tout commence»), il porta son regard sur le passé de l’institution – de ses débuts en 1913 à nos jours – en privilégiant quelques épisodes offrant de spirituelles allusions à notre présent viral et aux masques (jusque-là réservés à la scène et non aux gradins).

Il s’autorisa même une digression dix-huitièmiste pour moquer le Genevois Rousseau – toujours suspecté d’avoir été un opposant résolu au théâtre. Dans sa fameuse Lettre à d’Alembert, de fait, le philosophe dénonçait les «amusements» inutiles, néfastes et vantés indûment pour leurs prétendues vertus cathartiques. Au vrai, dans sa diatribe, il avait à l’esprit l’art des monarchies du temps et les considérations ­d’Aristote.

L’argumentation rousseauiste prête certainement à discussion, mais sa finesse et ses développements multidimensionnels (anthropologiques, économiques, sociaux, politiques, entre autres) imposent d’abord une recension attentive et honnête. Rousseau est-il si ennemi des spectacles? Lisons-le: «Quoi! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une République? Au contraire, il en faut beaucoup (…). Mais n’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur (…); qui n’offrent aux yeux (…) qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité.» Suit l’appel plein de fièvre à des formes exaltant la citoyenneté et l’immédiateté des rapports humains: « Donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes.»

Il se pourrait que la nouvelle Comédie – dans son inspiration – ait plus à voir avec Rousseau qu’elle ne constitue un pied de nez à son endroit. Un deuxième discours nous en convainquit, ce jour-là. Celui du président de l’Association pour une nouvelle Comédie (ANC) et homme de théâtre, Michel Kullmann.

Ce dernier insista sur le caractère égalitaire et citoyen – à plus d’un titre – de ce projet.
D’abord, il fut porté – vingt ans durant – par de nombreux·ses professionnel·les de la scène: costumières, scénographes, technicien·nes, comédien·nes, etc. (dont certain·es, disparu·es depuis, n’auront été qu’en esprit de ce mémorable samedi). Ensuite, parce que son cahier des charges architectural imposait de faire place, en un même lieu, à tous les métiers du théâtre. Enfin, parce que nous ne vernissions pas que des murs, ce fameux jour, mais aussi une idée.

Kullmann le souligna: l’ANC a toujours eu «plus qu’un théâtre» en ligne de mire. «Il s’agissait également, précisa l’orateur, d’explorer de nouvelles façons de produire, d’inciter les directions à venir à penser le lien du théâtre à la Cité sur un mode collectif et d’imaginer l’action de la Comédie en bonne intelligence avec la profession, la scène indépendante et les autres institutions. L’action même de l’association, ajouta-t-il, son mode de délibération se sont avérés une préfiguration de ses idéaux.» Dans cette même veine, l’ANC a considéré donc avec faveur l’hypothèse d’une présence permanente d’artistes au cœur même de l’institution – point rappelé également, ce jour-là, par le conseiller administratif de la Ville de Genève, Sami Kanaan. Une présence susceptible de favoriser la constitution d’un répertoire, d’actualiser avec plus de profondeur et d’originalité les missions de médiation, de contribuer au travail de recherche scénique fondamentale et d’apporter sa pierre à la professionnalisation de la scène romande.

Le caractère organique des espaces devrait donc – dans l’idée de l’ANC – trouver sa résonance dans la gouvernance même de l’institution. La proposition d’un collectif au cœur de celle-ci caresse l’idéal d’un assouplissement de la division étriquée du travail et des hiérarchies dissolvantes. Polytechnique, cet ensemble d’environ vingt postes (soit possiblement près d’une trentaine de personnes: comédien·es, dramaturges, scénographes, auteur·es, assistant·es et stagiaires divers·es, philosophe, sociologue, documentaliste, etc.) pourrait partager des fonctions variées: réflexion générale sur les liens du théâtre à la Cité, production de spectacles, comité de lecture, de visionnage, action culturelle, communication, représentation, etc.

Après avoir signalé les confusions entre création et marchandises, culture et communication, politique et gestion, le président de l’ANC a dépeint la fabrique théâtrale rêvée comme une ruche. Une ruche singulière «produisant collectivement et pour une large communauté une sensibilité aiguisée et un imaginaire libre.» Des aspirations émancipatrices que Rousseau – qui sait? – aurait peut-être pu faire siennes et dont le sort est encore incertain.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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