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C’est l’économie, idiot!

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It’s the economy, stupid.» Les mots de Bill Clinton, en campagne pour la présidentielle de 1992, résonnent encore d’une actualité fascinante. La formule laisse place à l’interprétation, et c’est bien son objectif: plutôt que de se perdre à détailler ce qu’est l’«économie», elle invoque tout un nuage d’activités, de symboles et de terminologies incompréhensibles au non-initié sous un seul et même concept simplificateur. Et gare à qui avoue n’y rien comprendre, ou qui n’accorde pas à l’économie sa position centrale, car alors celui-ci révèle sa stupidité.

«It’s the economy», diraient peut-être avec un peu plus d’élégance les vingt-et-un auteurs et autrices d’Histoire économique de la Suisse au XXe siècle1>Patrick Halbeisen, Margrit Müller, Béatrice Veyrassat (dir.), Histoire économique de la Suisse au XXe siècle. Traduit de l’allemand par Sabine Citron, Neuchâtel: Alphil, 2021 (2012)., ouvrage de référence tout juste traduit en français. Car, comme Bill Clinton, les auteurs et autrices cherchent à rappeler la primauté de l’économie: sans activité productrice et sans échanges, il n’y a ni culture ni religion ni politique ni société. Mais l’ouvrage et son millier de pages vont bien sûr au-delà de cette platitude, car l’objectif est moins de décrire l’histoire économique helvétique que de montrer que la structure économique du pays explique son histoire. En d’autres termes: les conditions de production et la répartition des ressources influencent directement la forme de la société suisse.

«It’s the state», ou «c’est l’Etat», est-on tenté de dire à la lecture du livre. Car bien que le mythe d’un Etat passif se soit affirmé pour expliquer la prospérité helvétique, il semble clair au contraire que les succès de l’économie helvétique s’expliquent en grande partie par l’interventionnisme des autorités fédérales et cantonales. La liste de ces interventions directes des pouvoirs publics est longue, et galope des tarifs douaniers dits «de combat» du XIXe siècle pour protéger certains secteurs de la concurrence internationale jusqu’aux efforts extraordinaires pour assurer la stabilité monétaire – dont l’un des derniers en date est l’achat massif de devises résumé sous la politique du «franc fort». L’ouvrage, toutefois, dépasse cette lecture simpliste de la politique économique, et insiste également sur la capacité d’innovation des entreprises helvétiques et leur forte réactivité en période de crise.

«It’s the international integration», ou «c’est l’intégration internationale», retiennent certains. Car une chose est évidente: l’économie de la Suisse n’existe qu’en relation immédiate et directe avec ses partenaires internationaux. Impossible d’expliquer sa prospérité sans tenir compte de la proximité et de l’intensité des échanges avec les grands pays voisins. Les entreprises helvétiques et les instituts financiers se sont fait une spécialité d’investir, en outre, à l’étranger pour y déléguer une partie de leur production ou faire fructifier des capitaux, tout en freinant jusqu’à récemment la pénétration des investissements étrangers en Suisse. Un franc sur deux, entend-on couramment, est gagné à l’étranger. Cette intégration, et avec elle la réussite de l’économie suisse, se réalise malgré la position en retrait de la Confédération des grandes organisations et traités internationaux – dont l’Union européenne et ses précurseurs – et non en raison de cette attitude.

Histoire économique de la Suisse au XXe siècle offre, pour tous ces sujets et bien plus, un regard profond et documenté. Si le lectorat non-initié se perdra dans certains sous-chapitres techniques, la clarté de la synthèse de l’essentiel de l’ouvrage en permet la lecture par un public intéressé. On remarquera l’effort, sans cesse réitéré et souvent réussi, d’expliquer la terminologie et les mécanismes exposés. Sans être rédigé «pour les nuls», le livre est abordable tout en restant scientifiquement irréprochable. Une synthèse bienvenue, dans une traduction réussie.

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Séveric Yersin est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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