Chroniques

«Créature mythique»

À livre ouvert

A mesure que les semaines passent, il m’est de plus en plus difficile de lire des livres consacrés à la pandémie. Ce n’est pas qu’ils soient mal écrits, inintéressants, ou que leurs auteurs soient avares d’informations nouvelles ou de réflexions vivantes. Non. L’affaire est à la fois plus simple et plus compliquée. Plus simple, car avec le temps qui passe la charge émotionnelle a tendance à augmenter et à rendre la lecture plus pesante – la pandémie n’est pas seulement dans le livre qu’on lit mais tout autour de soi. Plus compliquée ensuite, parce que la plupart de ces écrits sont devenus obsolètes dans un délai extrêmement bref, voire avant publication.

Les exemples sont trop nombreux pour être exposés ici. Disons simplement que les espoirs de changement (et de prise de conscience) ont été douchés, et qu’un Slavoj Zizek par exemple doit encore se demander pourquoi il a écrit que «peut-être un autre virus idéologique, bénéfique cette fois, se propagera-t-il pour, espérons-le, nous infecter». Zizek et ses lecteurs – dont je fais partie – n’ont pas vu la société souhaitée se réaliser, laquelle «s’actualiserait dans les formes de la solidarité et de la coopération à l’échelle du globe»1>Slavoj Zizek, Dans la tempête virale, Actes Sud, juillet 2020, p. 37.; bien au contraire. Et d’ailleurs je ne suis pas du tout sûr d’aimer ce scénario. S’il y a bien une chose dont il faut se garder, ce sont les idéologies, infectes ou non, car toujours infectieuses. Dans le même temps on ne peut plus écrire que «tout est déjà changé»2>Donatella Di Cesare, Un virus souverain: l’asphyxie capitaliste, La Fabrique, octobre 2020, p. 24.. Non, tout n’est/n’a pas déjà changé, puisque, on l’aura compris, si «la vie doit reprendre», ce sera en bonne partie comme avant. Est-ce à dire qu’il faille arrêter d’écrire (et de lire) des livres sur la pandémie? Non, bien sûr.

Ceci je peux l’affirmer après lecture de Ce que nous cherchons3>Alessandro Baricco, Ce que nous cherchons. 33 fragments, Tracts/Gallimard, mars 2021.. Paru en italien au mois de janvier et en français dans la foulée, ce livre d’Alessandro Baricco n’est pas sans avoir ses propres côtés «obsolètes» – face à une pareille créature peut-il en être autrement? – mais sa forme fragmentaire semble s’en accommoder. Lorsque fond et forme vont de concert, notre lecture s’en trouve enrichie, et c’est le cas ici.

Si j’ai utilisé plus haut le terme «créature» c’est à dessein, car c’est la matière du fragment 1 – le livre en compte 33. «Pandémie» est un mot trop connoté pour pouvoir décrire le phénomène que nous avons sous les yeux. Que faire alors? Deux choix s’offrent à nous, en trouver un autre ou le qualifier à nouveaux frais. Baricco opte pour la seconde solution et souhaite désormais envisager la Pandémie (toujours avec une majuscule) comme une «créature mythique». Je perçois déjà les critiques: – ce que nous expérimentons n’a rien à voir avec un mythe. J’entends bien.

L’affaire ne s’arrange pas dans le fragment 2, qui commence ainsi: «Les créatures mythiques sont des produits artificiels»… On me répondra que la pandémie n’a rien d’artificiel. Mais laissons poursuivre Baricco: … «à travers lesquels les humains annoncent à eux-mêmes quelque chose d’urgent et de vital». Et tout à coup, en quelques mots, tout semble dit.

Oui, la pandémie englobe, à la manière d’une histoire – donc d’un mythe –, tout ce qui est vécu (et raconté), tout ce qui est raconté (et vécu). Le mythe n’est pas «synonyme d’événement irréel, fantastique ou légendaire» (fragment 3), le mythe est la chose concrète par excellence.

D’accord, le mot est encore difficile à manier, mais gageons que d’ici peu il retrouvera, au contact de la Pandémie, son sens premier, celui d’une «expression parfaitement valable d’une expérience vivante du monde» où tant le savoir que l’ignorance ont leur place, comme l’a compris Baricco, et où toute parole influe sur le mythe.

Et puis à user de ce terme, toutes sortes d’événements prennent une saveur particulière. Il n’y a qu’à penser à Wilson Edwards, ce biologiste suisse qui n’existe pas mais est capable, via son compte Facebook, de critiquer la politisation de la pandémie4>www.swissinfo.ch/fre/a-la-recherche-du-mystérieux-wilson-edwards–le-biologiste-suisse-qui-défend-la-chine/46859688 (11 août 2021).. La Pandémie, c’est aussi cela: quelqu’un qui n’existe pas et qui pourtant parle; des gens qui existent – vous, moi, nous toutes et tous – et qui pourtant ne prennent pas la parole, enfin pas assez. Mais cela est en train de changer.

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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