Chroniques

Vingt ans

Carnets paysans

La mort de Carlo Giuliani sous les balles de policiers italiens le 21 juillet 2001 appartient certes à l’histoire d’un mouvement dont les plus évidentes apparitions sont liées à des noms de villes: Gênes ou Seattle pour les contre-sommets; Porto Alegre et Bombay pour les réunions du Forum social mondial. Il n’en demeure pas moins qu’une large frange de ce mouvement est rurale et paysanne et que le secteur agricole compte parmi ceux où les effets de la mondialisation se sont font sentir de la façon la plus brutale.

L’Accord sur l’agriculture de 1994, signé dans le cadre de l’Uruguay Round, au moment de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avait donné lieu, le 4 décembre 1993, a une importante manifestation paysanne à Genève. On peut dire sans exagérer que les 12 000 tonnes de produits de boulangerie importés en Suisse annuellement, la crise viticole actuelle, la déforestation massive pour l’implantation de palmiers à huile ou la surproduction laitière se sont décidés à ce moment-là. L’industrialisation de l’agriculture avait pris une voie accélérée dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais la mise en concurrence totale et à l’échelle mondiale n’en était pas une conséquence mécanique. Il a fallu des décisions politiques, et elles furent prises dans ce milieu des années 1990 et poursuivies entre OMC, Fonds monétaire international (FMI) et G8.

Le contre-sommet de Gênes en 2001 constitue, me semble-t-il, un jalon dans la montée en puissance du processus de marginalisation et de répression du mouvement altermondialiste. L’Etat italien a laissé le champ libre à la brutalité de sa police. Carlo Giuliani devait en mourir, des centaines de militant·es devaient être victimes d’actes de torture barbares dans l’école Diaz et dans la caserne de Bolzaneto. Il s’agissait de marquer les corps et les esprits des présentes, mais aussi de marquer les absent·es, celles et ceux qui trouvaient déraisonnable que des organisations internationales sans légitimité entraînent le monde vers un futur écologiquement et socialement invivable.

La répression brutale des mouvements sociaux ne date pas de 2001, cela va sans dire, et les paysannes et les paysans en savent quelque chose, qui commémorent chaque année l’intervention de la police militaire brésilienne contre des paysans sans terre qui fit 21 morts, le 17 avril 1996. Pour autant, si l’on jette un regard rétrospectif sur les vingt ans qui nous séparent de Gênes, nous parviennent des images de policiers militarisés, de manifestations interdites, d’usage illimité de grenades en tous genres. On pense à la mort de Rémi Fraisse, en France, dans une manifestation visant à empêcher la construction d’une immense retenue d’eau destinée à l’irrigation du maïs. On pense aux opérations militaires qui ont conduit à l’évacuation de la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, alors même que l’aéroport prévu à cet endroit ne devait pas être construit. Il n’est pas jusqu’au Conseil d’Etat vaudois qui n’ait décidé de mobiliser un véhicule blindé pour assister l’évacuation de la paisible Zone à défendre du Mormont et faire la place à un cimentier.

Cette montée en puissance répressive n’est pas, loin s’en faut, l’unique aspect des mouvements sociaux des années 2000. Mais si l’on conserve l’espoir de sortir de l’impasse écologique et sociale où nous sommes, il convient de ne pas minimiser ce que provoque cette fureur répressive d’un système aux abois. Luttes paysannes ou autres, les mouvements émancipateurs se sont toujours développés aux marges de la légalité, attirant ainsi l’attention sur une légalité qui est surtout celle des exploiteurs. Réduire avec brutalité ce nécessaire espace de lutte, c’est augmenter l’oppression et produire du désespoir.

* Observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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