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La guerre, fabrique de masculinités toxiques

Les écrans au prisme du genre

Si l’on n’a pas (encore) lu le roman de Laurent Mauvignier – ce qui était mon cas –, on reçoit le film de Lucas Belvaux, Des hommes, comme une tentative à la fois modeste et radicale de rendre compte des ravages provoqués par la guerre d’Algérie sur la génération des jeunes appelés qui l’ont faite, et plus largement des ravages de la colonisation et du racisme qui lui est consubstantiel jusqu’à aujourd’hui. Une des difficultés persistantes des constructions mémorielles autour de la guerre d’Algérie en France est en effet leur caractère irréconciliable: soixante ans après les accords d’Evian, les descendant·es des pieds-noirs (les «Européens» selon la terminologie coloniale), des Algériens (les «musulmans» selon la même terminologie) et des harkis continuent à s’entredéchirer, cependant que les anciens appelés continuent à essayer d’oublier la «sale guerre» en se taisant, malgré quelques tentatives pour leur donner la parole, depuis La Guerre sans nom, documentaire de Bertrand Tavernier sorti en 1992, jusqu’à l’ouvrage de l’historienne Raphaëlle Branche qui vient de paraître à La Découverte, «Papa, qu’as-tu fait en Algérie?», enquête sur un silence familial.

C’est ce phénomène à la fois intime et sociétal et ses effets délétères que traite aussi le film de Lucas Belvaux. Sa force singulière vient d’abord de son point de départ contemporain, dans un village de la «France profonde», où la fête d’anniversaire de Solange (Catherine Frot), la soixantaine, est perturbée par l’irruption de son frère Bernard (Gérard Depardieu), marginal clochardisé «qui a le vin mauvais», symptôme vivant du «passé qui ne passe pas». Le film est construit sur l’alternance des voix off des trois protagonistes, Bernard et son cousin Rabut (Jean-Pierre Darroussin), tous deux appelés en Algérie quarante ans plus tôt, et Solange, la sœur cadette de Bernard, destinataire des lettres de son frère, la seule avec qui il a gardé des liens.

Par le truchement de ces voix, surgissent des scènes du passé, au village mais surtout en Algérie, où les deux cousins vivent les «événements» différemment, Bernard, soldat en opération, Rabut en garnison à Alger. Malgré leur hostilité mutuelle, leur cousinage les amène à se voir régulièrement, soit à Alger pendant les permissions de Bernard, soit dans le camp retranché en plein maquis où Rabut vient le voir et prend des photos de ce qui est montrable: la «fraternisation» entre les soldats français et les harkis et leurs familles.

L’essentiel du film est fait de flashbacks qui rendent compte de l’état d’esprit et des comportements d’un groupe d’appelés en opération: un concours de masculinités toxiques, pour employer un terme d’aujourd’hui. La force du film est de montrer que ces jeunes hommes ordinaires, d’origine socioculturelle différente, finissent, du fait qu’ils occupent un pays étranger, par se rejoindre dans les comportements les pires de toutes les armées d’occupation, avec le degré supplémentaire dans l’horreur qu’autorise la situation coloniale, où «l’indigène» est déshumanisé·e. Ceux qui tentent de résister à cet engrenage de violences sont eux-mêmes violemment rappelés à l’ordre par leurs «camarades». Derrière le service militaire, censé faire de chaque jeune Français «un homme, un vrai», se révèle un rouleau compresseur qui en temps de guerre transforme un homme «normal» en assassin et violeur…

Lucas Belvaux parvient à figurer ces horreurs sans les montrer: il ne s’agit pas de prendre les spectateur·trices aux tripes, mais de représenter l’engrenage mortifère de la colonisation. Dans les scènes au présent, on constate que les deux cousins appelés ont été impactés différemment par leur expérience algérienne: Rabut, le «bachelier», est revenu au village où il s’est marié comme prévu avec sa fiancée, conscient des horreurs de la guerre sans y avoir participé en première ligne, témoin impuissant des ravages produits sur son cousin et qui continuent à se répercuter sur la vie du village, quarante ans après.

La force du film de Belvaux est de montrer que cette guerre coloniale continue à produire des effets délétères: si la fête d’anniversaire de Solange est perturbée par l’irruption de Bernard, c’est surtout parce qu’il vient éructer sa haine des «bougnoules», des «crouilles», en agressant Saïd, le voisin qui est venu aider Solange à servir le repas, dont Bernard ira ensuite agresser la femme et les enfants chez eux, après avoir égorgé leur chien.

Les appelés qui ont fait cette guerre coloniale ont refoulé la honte d’avoir commis des horreurs, parce que la société française a préféré ne pas les entendre et se plonger dans les délices de la société de consommation au tournant des années soixante. Mais le retour du refoulé agit comme un boomerang: la masculinité monstrueuse, tant physique que sociale, de Bernard/Depardieu est le symptôme de ce «passé qui ne passe pas», celui d’une société patriarcale dont la valeur principale reste la domination, qu’elle soit celle des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des colonisateurs sur les colonisé·es, etc.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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