Chroniques

Bouger avec

À livre ouvert

A l’heure où paraît cette chronique, les élèves de 4e année du Collège de Genève s’apprêtent à recevoir leur certificat de maturité. Après une intense période consacrée aux examens de toutes sortes, voici un moment de suspension bienvenu, propice aux réflexions. Une belle manière aussi de clore un cursus gymnasial et de tourner la page d’une année scolaire marquée au quotidien par le virus.

L’ayant à peine écrite, cette expression – «tourner la page» – me dérange. Comment en effet croire qu’on puisse se débarrasser à si bon compte d’un tel quotidien? Ou que l’affaire soit close, comme le serait une histoire après que le mot «fin» a été écrit?

Alors plutôt que de tourner la page, je propose d’en tourner une, une à la fois. Et avec elles prises toutes ensemble, d’avoir un livre dans les mains. Un livre qu’on aura choisi pour différentes raisons. Parce qu’il s’agit par exemple d’un format poche (nous voulions qu’il nous accompagne tout en pouvant l’oublier lorsque la lecture s’interrompt). Parce qu’il est de bonne facture: d’un poids équilibré, parfaitement adapté à la lecture, avec un papier soyeux qui «parle» lorsqu’entre pouce et index on va à nouveau chercher le coin droit de la page impaire pour la simple raison que le propos n’en finit pas de nous entraîner. Parce que justement le propos de son auteur nous parle directement et semble pour l’occasion tout à fait adéquat en ce jour de remise des résultats de la maturité.

Notons tout de suite qu’on rentre dans Les mots et les torts11>Jacques Rancière, Les mots et les torts (dialogue avec Javier Bassas), La Fabrique, 2021. de Jacques Rancière par un enchaînement d’écarts. Le titre, tout d’abord, quelque peu énigmatique, que l’on contourne aisément mais qui ne cesse de se rappeler à nous. La posture de l’auteur ensuite, qu’on sait singulière, car suivant depuis bon nombre d’ouvrages, en particulier Le maître ignorant2>Jacques Rancière, Le maître ignorant: cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987., une méthode qui n’est pas donnée d’avance et évolue au contact de l’objet qu’il s’évertue à penser. Cet objet, on le devine, a tendance à résister et donc à instiller le doute: «Chaque analyse que je propose, écrivait Rancière dans un livre paru il y a quatre ans chez le même éditeur (En quel temps vivons-nous?), est pour moi toujours problématique, (…) je la formule toujours avec le sentiment que ce n’est peut-être pas cela, que cela pourrait être faux»3>Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous? (conversation avec Eric Hazan), La Fabrique, 2017..

Trop souvent l’écrit conduit à accréditer l’idée d’une autorité qui irait de soi, surplombante, presque désincarnée. Rien de tout cela ici. On a plutôt l’impression que l’auteur planté là devant nous est en train de réfléchir à voix haute, tout entier dans ses phrases, sans autre objectif apparent que d’être questionné en même temps qu’il nous questionne – peu importe le sujet abordé. Aussi n’a-t-il aucune peine à affirmer: «Il n’y rien dans ma tête que je cache dans ce que je dis.» La raison en est si évidente qu’elle devient sur l’instant programme: «La question est de savoir si la ou le destinataire acceptera de bouger avec le texte, d’en faire quelque chose, de s’inscrire dans ce paysage de pensée (…) et d’y tracer des chemins propres.»

Nous sommes à n’en pas douter bien loin de la logique pédagogique habituelle qui détermine quels apprentissages doivent être effectués, quels savoirs acquis à quel moment et dans quel ordre, et qui conduit justement à la dite maturité. Mais nous conviendrons dans le même temps que chaque cursus scolaire, peu importe lequel, offre potentiellement quelques-uns de ces moments de vacance pédagogique permettant à cette nouvelle logique, que Rancière nomme «égalitaire», de trouver son lieu et de brouiller «les repères habituels». Mais pour cela, force est de «prendre l’égalité non pas comme un but à atteindre, mais comme un point de départ».

La maturité, comme en vérité tout autre cursus suivi, ce peut être cela aussi. Un mode de compréhension plus qu’un mode de compétition, où chacune et chacun, délivré·e «de toute idée de supériorité acquise» veuille partager plutôt que dominer son objet, bref bouger avec le texte et nous entraîner à sa suite.

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lundi 8 janvier 2018

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