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Bétail flottant

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Vingt mille bovins ou 60 000 moutons, c’est la capacité de transport du MV Becrux, le navire amiral de l’armateur italien Siba Ships. Il assure essentiellement le transport de bétail vivant entre l’Australie ou la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis. En février dernier, deux bateaux de ce type, l’Elbeik et le Karim Allah, s’étaient trouvés bloqués dans des ports espagnols après une errance de trois mois en Méditerranée, pleins d’une cargaison de bétail (Lire par exemple The Guardian, 24 février 2021).

Une année auparavant, un autre navire était bloqué dans un port italien en raison de soupçons sur la présence à bord de la langue bleue, une maladie contagieuse des bovins. En Méditerranée, le transport de bétail consiste principalement en des exportations d’Europe vers l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Entre 2013 et 2016, selon les déclarations d’une ONG à Libération, ce seraient pas loin de 10 millions de moutons et de bovins qui auraient traversé la Méditerranée. A leur embarquement, ces animaux, qui viennent de partout en Europe, ont déjà parcouru des kilomètres en camion.

Les conditions de détention à bord sont, on l’imagine, effroyables en raison de la concentration d’animaux. Ces bateaux peuvent être considérés comme des réservoirs épidémiques et c’est pourquoi, comme le montrent les cas récents de l’Elbeik et du Karim Allah, ils sont souvent refusés à l’entrée des ports, occasionnant des dérives longues qui provoquent la mort en masse des animaux transportés. Lors du récent blocage du Canal de Suez, pas loin de vingt bateaux bétaillères s’étaient trouvés coincés dans le canal ou à son approche. Or, on embarque le fourrage nécessaire pour la durée normale de la traversée. En cas de prolongation de celle-ci, il est difficile d’embarquer un supplément de fourrage.

Le contraste est saisissant entre l’absurdité de ces transports, les conditions désastreuses de leur réalisation et les initiatives qui émergent un peu partout en Europe pour remettre en œuvre les pratiques d’abattage au pré ou à la ferme. Dans le département français de la Côte-d’Or, l’éleveuse Emilie Jeannin travaille depuis 2016 à la mise en place d’une marque, le Bœuf éthique, qui garantit l’abattage au pré dans un abattoir mobile. Il s’agit d’un camion qui se déplace d’élevage en élevage avec tout le matériel nécessaire pour procéder à l’abattage des bovins au plus près de l’endroit où ils ont vécu. En Suisse, l’organisation de l’agriculture biologique Bio Suisse œuvre à l’obtention d’autorisation pour l’abattage à la ferme ou au pré. C’est qu’avec le processus d’industrialisation de l’agriculture le mode traditionnel de mise à mort du bétail à la ferme a été interdit. Il n’existait donc plus ni normes sanitaires, ni outillage, ni savoir-faire pour procéder de la façon la plus simple et occasionnant le moins de souffrance hors celle de la mort elle-même.

On peut se réjouir de voir émerger des alternatives à la mise à mort industrielle et au transport de bétail. Mais les investissements consentis pour ces nouvelles filières sont considérables: le camion abattoir du Bœuf éthique représente un coût de l’ordre de 1,5 million d’euros. L’autorisation suisse de l’abattage à la ferme ou au pré a nécessité dix ans de travail préparatoire sous l’égide de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique FiBL. Pendant ce temps, les armateurs sans scrupule gagnent des sommes considérables sur l’export à bas prix de bétail à travers la Méditerranée et ils n’ont pas besoin de dix ans d’études agronomiques préalables pour justifier leurs pratiques auprès de services vétérinaires tatillons. L’industrialisation de l’agriculture, c’est aussi cette réalité-là: un cadre normatif au service du profit économique de l’industrie. Le coût de la mise en place de normes alternatives est souvent une barrière ­infranchissable.

*Observateur du monde agricole

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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